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Special: la réjouissante série sur un gay paralysé !

Après une longue journée de travail, Lionel Navarro s’est laissé aller à regarder Netflix. Entre un film et deux séries, son cœur ne balance pas. Malgré son profond amour pour le ciné de genre, « Special », une série fondée sur la vraie vie d’un handicapé cérébral gay, a gagné la mise. Haut la main. C’est drôle et intelligent.

Une nuit sur Netflix, « Extremely Wicked, Shockingly Evil And Vile », « Black Summer » et « Special »

Hier soir, peu après 21 heures 17, j’ai ouvert Netflix, et comme beaucoup d’utilisateurs de la plateforme, j’ai fait : « Hmmmm, non pas ça, non, pas ça, ça, peut-être, c’est quoi ça ? ». J’ai commencé à regarder « Extremely Wicked, Shockingly Evil And Vile » réalisé par Joe Berlinger avec Zac Efron et Lily Collins dans les rôles principaux, le tueur Ted Bundy et sa compagne Liz Kloepfer. Ted, depuis plusieurs mois, est un habitué de Netflix. Vous pouvez y voir la série documentaire « Ted Bundy, autoportrait d’un tueur ». Ted Bundy, tueur en série donc, m’est familier depuis l’adolescence. Avec d’autres de ses semblables qui entrèrent dans la culture pop mondiale –et c’est pourquoi vous lisez cet article dans Lokko.

Flashback : au moment du drame dit « l’affaire du petit Grégory », ma grand-mère Mamie Kay commença à acheter Le Nouveau détective. Mamie Kay, c’est son surnom, son vrai prénom c’était Maria, un prénom qu’elle détestait parce qu’athée comme son époux et mon propre père. Cette grand-mère, adorée tout autant que mon autre grand-mère, avait reçu ce prénom d’une femme très pieuse, sa maman, femme très pieuse jusqu’à prier et se signer en tremblant durant toute la durée d’un orage, sa hantise. Elle égrenait ses Ave Maria tout en marchant rapidement et pleurant autour de la table de la cuisine. Elle suppliait Dieu, Marie, Jésus et tous les saints pour que la maison ne s’effondre pas sur nos têtes. Nous étions vraiment petites, ma sœur et moi nous cachions sous la table pendant qu’elle circulait en geignant autour de nous. C’était terrifiant. Mon arrière-grand-mère s’habillait toujours de noir. Dès lors, jusqu’à la fin de sa vie et tout comme sa sœur plus âgée, ma Mamie se mit à craindre, à son tour, les coups de tonnerre et les éclairs. Sans prier toutefois. Toutes les deux détestaient les rongeurs aussi. Les souris et surtout les rats. Je présume qu’à l’époque, du côté du quartier de Tamaris, à Alès, quartier des mineurs de charbon, ces animaux n’étaient pas rares à passer museau et moustaches et dents chez vous.

« Extremely Wicked, Shockingly Evil And Vile » n’est pas un mauvais film. Il retrace la relation amoureuse qu’entretint Bundy, durant les années 70, avec sa petite-amie Elizabeth Kloepfer. Laquelle mit bien du temps à accepter la culpabilité de son taré de très séduisant chéri. Lors du procès, le juge dit : « The crimes were extremely wicked, shockingly evil, vile, and the product of design to inflict a high degree of pain ». D’où le titre du scénario. « Extremely Wicked, Shockingly Evil And Vile » n’a pas tenu mon attention sur la longueur, il faut dire. Comme vous le lirez plus bas, je connais, depuis un bail, l’histoire de Monsieur Bundy. Joe Berlinger, son réalisateur, un ancien du documentaire, n’est pas le Richard Fleischer de « L’Etrangleur de Boston » avec un Tony Curtis habité. Entrer dans l’intimité d’un tueur, faire que le spectateur fréquente la vie sanglante d’un gentil-citoyen-au-physique-avenant, montrer tranquillement, imperceptiblement, les ruptures dans l’esprit et les manières d’un tueur menant une vie rangée, suivre sa chasse, c’est un défi cinématographique. A mon goût, il y a quelque chose de plat dans le scénario de Michael Werwie et le montage de Josh Schaeffer qui m’a donné envie de voir, une heure après le début du métrage, autre chose sur Netflix. Ce que je fis. Je reprendrais peut-être le cours du film un autre soir. J’ai déjà eu vent de la fin de l’histoire. Je quittai « Extremely Wicked, Shockingly Evil And Vile » juste après la première fuite de Ted Bundy d’un tribunal.

Mon arrière-grand père était un mineur venu d’Andalousie. Avec son épouse, ils avaient quitté leur pays, à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, parce qu’ils y avaient faim, qu’ils y étaient très pauvres, vraiment très pauvres, des crève-la-faim, comme on dit, des sans-dents, sans aucun doute. Comme je mangeais, toutes les semaines, chez mes grands-parents paternels, une paella du tonnerre, mauvais jeu de mots quand on repense à l’arrière-grand-mère citée plus haut, chaque semaine, confortablement installé dans leur salon après le repas, je lisais avec un grand plaisir de lecteur ébahi et frémissant, ah les plaisirs coupables, des récits abominables de meurtres et autres dégoûtanteries humaines imprimés dans l’hebdomadaire “Le Nouveau détective”. J’avais quoi, allez, 9 ou 10 ans ; personne ne m’interdisait de lire des articles macabres qui réjouissaient mon imagination apeurée et fascinée.

Pour moi, à cet âge, c’était comme dévorer de courts et noirs contes de Perrault, d’Andersen, de Grimm, etc., très efficaces et palpitants : après tout, depuis un moment, j’avais déjà été convaincu de la méchanceté dans le monde : dans « Le Petit chaperon rouge », comme dans « Pierre et le Loup », le loup, qui a mangé tout le monde, est éventré par des chasseurs ; dans « La Petite sirène », la sorcière tranche la langue de ladite sirène ; « La petite fille aux allumettes » meurt de froid dans la rue ; Nils Holgersson est puni de sa cruauté envers les animaux de la ferme ; la sorcière de la maison en pain d’épices brûle dans son propre four, etc., etc., etc.  J’avais aussi appris que des hommes, jadis, crucifièrent des brigands et un dieu-fait-homme préalablement humilié et torturé par les soldats et la foule.

Dans la famille, le « Nouveau détective » sur mes genoux, enfoncé dans le large et long canapé en cuir grand-parental, les pieds ballant, personne ne m’empêchait de regarder les parfaites illustrations dessinées, en noir et blanc, par des petits génies de la dramatisation de l’angoisse et de l’horreur, avec tous ces yeux ouverts aux pupilles dilatées, ces bouches largement hurlantes des victimes, des femmes avant tout, avec tous ces hommes cagoulés, un couteau ou un marteau ou une corde à la main et courant après telle ou telle, ou sortis de l’ombre comme un diable de sa boîte. C’est aussi ainsi que, face à tout ce déchaînement, je devins un adepte de la douceur et de la tendresse. C’est ainsi aussi que débutèrent une partie de mon éducation esthétique, mon goût pour le grotesque et le Grand-Guignol, les humaines choses suspectes que, d’habitude, la bonne société cherche absolument à cacher et qu’il faut, pourtant, regarder en face ; c’est de la sorte, enfin, que se forgea mon sens de l’humour noir. Bref, tôt dans mon existence, je fus préparer et prêt pour regarder en face l’âme humaine dans ses noirs et lumineux entrelacs que les bons livres et films n’évitent pas de raconter.

A l’âge de 9 ou 10 ans, je commence à adorer lire et écouter à la tévé les comptes-rendus journalistiques des procès d’assises. Assez tôt dans ma vie, c’est la découverte de l’existence des tueurs en série, en Amérique, là-bas, si loin après l’Océan atlantique. Plus tard, en même temps qu’un ado se plonge dans les romans de King, par exemple, et de Lovecraft, par exemple, le voilà qu’il s’intéresse aux biographies de ces grands prédateurs humains. Il y a un tas de livres imprimés à ce sujet. Les éditions J’ai Lu ont la collection « Crimes & Enquêtes ». Passionnante. Par contre, jamais je n’ouvris un bouquin de Pierre Bellemare. Comme des Agatha Christie, des Sir Arthur Conan Doyle, autres lectures de mon adolescence, dans mon lit la nuit, je sirotais, par exemple, « Les crimes du Zodiaque, l’affaire du tueur de San Francisco » de Robert Graysmith, « Le Journal d’un tueur » de Gerald J. Schaeffer, un policier cumulant perversions et paraphilie, « Un tueur si proche » de Ann Rule, sur Bundy. L’accroche : « Personne ne pouvait imaginer sa double vie. Pas même sa meilleure amie criminologue ». J’entrelardais le tout de Balzac, de « Le Vicomte de Bragelonne », de Rimbaud et de Bibliothèque Verte. Je vins assez tard à la littérature contemporaine française. Je n’ai jamais accroché à l’autofiction.

Personne, à la maison, ni Papa ni Maman, ne censura ces lectures qu’un adolescent calviniste, réformé évangélique, dévorait tout comme les nombreux volumes de « Tout l’Univers » placés dans la bibliothèque familiale –époque bénie. Merci à elle, merci à lui. Je me permets de vous le dire : chers parents, ne censurez aucune lecture à vos enfants. Il y a du bonheur à (tout) lire ! Le mercredi après-midi : l’écolette –le catéchisme protestant. Le vendredi : le Nouveau détective. Le dimanche matin : le culte au temple de l’Eglise Réformée Evangélique.

Je dis, haut et fort, que le Nouveau détective, à sa façon, est un objet cultissime de la culture pop française. Sa lecture attentive me prépara à accueillir tout un pan dédaigné de la littérature et du cinéma qui, aujourd’hui, a gagné presque tout le monde, fait énormément d’argent : la littérature et le cinéma de genre.

Retour à Netflix, je tombe sur la série tévé « Black Summer » produite par The Asylum. The Asylum est la société derrière « Z Nation », des morts-vivants, là encore, « Black Summer » en étant la préquelle ; mais aussi, c’est la société derrière toute une flopée de séries B et de mockbusters sans le sou, des pellicules voulant profiter du titre et de la renommées de blockbusters argentés pour se faire de la maille. Vous avez « King of the Lost World » / « King Kong », « The Da Vinci Treasure » / « The Da Vinci Code », « Transmorphers » / « Transformers », « « Avengers Grimm : Time Wars » / « Avengers : Infinity War », etc. Autres titres de gloire pour The Asylum : les 5 films tévé « Sharknado ».

Si vous ne savez pas : la Terre et l’espace sont attaqués par des tempêtes trimballant, dans des tornades, des requins sacrément boulotteurs qui envahissent les villes et l’espace sidéral, oui, vous avez bien lu, l’espace sidéral où personne ne vous entend crier. Pas des chefs d’œuvres, tous ces films, mais mon cœur bat toujours fort devant la poésie des navets mal joués et mal réalisés.

Mais qu’en est-il de « Black Summer » ? Vous êtes bien patients, chers lectrices et lecteurs. J’avais entendu parler en bien du long plan-séquence ouvrant le premier épisode. On le qualifie de très bien. « Black Summer », c’est une autre série télévisuelle sur l’apocalypse et le post-apo zombis. Karl Schaefer et John Hyams la créèrent. Le plan-séquence est maîtrisé. Les couleurs sont ternes.

Une alarme sonne longuement, des maisons d’un quartier résidentiel US se vident de leurs habitants sur le qui-vive, la peur au ventre. Ils courent pour rejoindre l’armée qui les attend, plus loin, en vue de les protéger et de les emmener en lieu sûr, un stadium. La caméra suit un père, une mère, leur fille Anna. Ils sont séparés. Les parents sont repoussés par les militaires parce que le père est blessé au ventre, une morsure sans doute. Les parents retournent dans une habitation plus ou moins vide. Le papa se transforme en bouffeur de cervelle furax, il s’en prend à une petite mamie laissée là, et course la maman qui crie. C’est le début. L’épisode est choral. Les personnages que nous allons suivre tout au long de la saison, j’imagine, sont présentés, les uns après les autres, par un encart portant leur nom : Rose, Spears, Lance, Sun, William Velez. Ce n’est pas le film « Magnolia » de Paul Thomas Anderson, cependant la structure mosaïque de cet épisode montre les interactions des uns avec les autres. Plaisant, mais je ferai une pause dans ma boulimie des histoires zombiesques dont les producteurs nous saturent depuis le succès de l’adaptation sur petit écran de la bédé « The Walking dead » (déjà 9 saisons au compteur, bientôt 10 ; et 31 tomes, cet été 32, pour l’édition). Il est bientôt minuit passée. Plus de 00:30, en tout cas –je ne suis pas satisfait de mon couple de film et d’épisode que je viens de voir.

N’ai-je pas écrit, plus haut, bien plus haut, que ma lecture de l’hebdomadaire « Le Nouveau détective » accompagna ma prise de décision d’être un homme doux et bienveillant ? Sans le décider consciemment, je me destinai à méditer et mettre en pratique un bienveillant « Chaque personne que tu rencontres mène un combat dont tu ne sais rien ». Je suis devenu professeur, c’est un peu comme infirmière, prof. Tu tentes d’aider des gens qui, pour la plupart, ont des problèmes, qui ne sont pas contents d’avoir des problèmes et donc d’avoir affaire à toi, et qui te le font savoir de cent façons plus ou moins inventives.

Netflix présente ses films et séries à disposition en affichant un poster de ses séries et films. Tu cliques dessus. Tu mates le film ou l’épisode. C’est simple. Tout le monde connaît Netflix après tout. Pourquoi est-ce que j’écris sur son mode de fonctionnement ? Je vois un visage. Je l’ai vu plusieurs fois, ce visage, sur le « gay Twitter », comme on dit. Un mec à lunettes ayant une ressemblance avec un de mes ex. Je suis curieux. C’est une série. Le titre : « Special » –sans accent puisque le titre est laissé en anglais. La bande-annonce me fait me dire « mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm » et la présentation du premier épisode gagne aussitôt mon adhésion : « Chapitre Un : Infirmité Motrice Méga LOL. Après avoir été renversé par une voiture, Ryan débute un stage pour un magazine en ligne qui surfe sur le buzz. Il saisit alors une occasion inespérée de se réinventer ». Le titre est bien mieux en VO : « Chapter One: Cerebral LOLzy » qui rime avec le palsy de cerebral palsy.

Mon sens de l’humour est mis en alerte. L’acteur, le producteur, le scénariste, le créateur de « Special », c’est Ryan O’Connell, Ryan comme le personnage principal ; la série s’inspire de sa vie et adapte son livre « I’m Special : And Other Lies We Tell Ourselves ». Anna Dokoza est la réalisatrice de tous les épisodes. Gloire à elle et gloire à lui !

Ce mec, Ryan O’Connell, un ancien blogueur, est absolument bourré de talents, il a des dents parfaites, parfaitement alignées pour un sourire parfait, j’ai parfois un faible pour les gars à lunettes. Ouvertement gay, Ryan O’Connell est atteint de paralysie cérébrale légère. Comme l’empereur romain Tiberius Claudius Drusus, il claudique, il a un boitement, a limp –en anglais. Il dégage un charme fou de petit-ami et de gendre idéaux. Mes cours en latin ne m’apprirent jamais si Tiberius Claudius Drusus avait, lui aussi, un charme fou. Il était empereur, ça peut aider à avoir du charme. Dans « Special », Ryan O’Connel interprète Ryan, un stagiaire non-payé appelé à trouver des sujets accrocheurs ou racoleurs et à les écrire pour un site en ligne.

Chaque épisode de « Special », 8 en tout, dure entre 12 et 17 minutes. La série est une sorte d’éducation sentimentale, mais pas seulement. Chaque épisode est un diamant dramaturgique, narratif, scénaristique. J’avais écrit, dans Lokko, combien est admirable la manière dont, en quelques secondes, des animateurs campent Miles Morales, le héros adolescent du film d’animation « Spider-Man : Into the Spider-Verse », créant une adhésion immédiate avec le spectateur. Ça a l’air simple, mais c’est très compliqué à mener. En une minute top-chrono, le fabuleux Ryan O’Connell ainsi que l’œil aiguisé et tendre d’Anna Dokoza placent le personnage Ryan dans son monde et notre monde, deux mondes que nous partageons pourtant, nous ne faisons très souvent que nous y croiser. En une minute top-chrono, tout est clair quant à ses traits de caractère, sa gentillesse, son bonheur d’être et d’exister. Il marche dans la rue d’un quartier de Los Angeles, il fait beau, il y a des palmiers, gros plan sur son visage : il écoute de la musique dans son casque sans fil, il a un côté adolescent, il a l’air d’aller sur ses 30 ans, il porte un sac à dos bleu, une veste rouge sur un t-shirt bleu, rouge et bleu, les couleurs de Superman, il est heureux ; il tombe, s’étale de tout son long. Un petit grognement du genre bon, ok, encore, ce n’est pas grave, j’ai vu pire. 20 secondes seulement viennent de passer. Un gamin sur trottinette s’approche pendant que Ryan se relève : « Tu veux que je demande à mes parents de venir t’aider ? » Caméra au ras du sol : Ryan soupire, on a dû mille fois lui proposer de l’aide, se relève, une main plus ou moins refermée. Il dit de manière assurée : « No. I’m fine ». Il est debout, son pied droit part vers l’extérieur, il avance avec une légère démarche de canard. Le pré-ado le regarde avancer : « Hey ! You’re walking funny. You need to go to the hospital, Mister ». Ryan revient sur ses pas. Il se rapproche du gamin pour lui expliquer la situation :

-« Ce n’est pas dû à ma chute. I have a thing. It’s called cerebral palsy. Ça s’appelle une paralysie cérébrale.

-What’s that ? 

-La paralysie cérébrale est un handicap résultant d’une lésion du cerveau survenue avant, pendant ou juste après l’accouchement. Elle se manifeste par une incoordination musculaire ».

Silence abasourdi du garçon regardant Ryan.

Aussitôt suivi par un cri d’horreur dans le suraigu.

Fuite du pré-ado à trottinette.

Il n’a rien compris aux explication et description scientifiques de l’infirmité. C’est sans doute la réaction habituelle de la plupart des personnes que Ryan O’Connell rencontre. L’enfant, lui, n’a pas le filtre de la politesse sociale des adultes pour faire comme si cela ne l’effraie pas, ne le gêne pas. 40 autres secondes seulement ont été nécessaires pour planter le décor humain et certains des défis auxquels doit répondre, au quotidien, Ryan. Juste après l’échange avec le garçon, on retrouve le personnage Ryan, chez le kiné, pour ses exercices d’assouplissement.

Dans une interview pour le média en ligne NowThis, Ryan O’Connell dit : « Stories about marginalized people can be very universal », les histoires au sujet des personnes marginalisées peuvent être très universelles. Bingo ! C’est très vrai.

Une minute, il n’a fallu qu’une petite minute, à la réalisatrice, au scénariste et comédien, pour donner un rythme, un ton, une ambiance, les enjeux humains et sociaux de cette série autobiographique qui mérite un succès de folie !

Ai-je dit que cette série est une comédie dans laquelle rien, absolument rien n’est larmoyant, appuyé, déprimant, déprimé ? Il a fallu des années pour que ce bijou se concrétise à l’écran. Il a fallu que s’en mêle l’acteur Jim Parsons, Sheldon Cooper dans la série télévisée « The Big Bang Theory », pour que le long tunnel de la pré-production qui a commencé en 2015 prenne fin. Dans son entretien pour NowThis, Ryan O’Connell avance, ce me semble, cette idée : c’est le business qui amena le business hollywoodien et télévisuel à s’intéresser aux femmes, à l’humour féminin. Cela me fait dresser l’oreille : je me dis, ouais, c’est vrai, je vérifie une chose, la production de la version féminine du film « SOS Fantôme » date de la fin de 2014, avant #MeToo. La série à succès « Girls » de Lena Dunham a eu sa première saison en 2012. Les récompenses ont rapidement suivi. Ryan O’Connell poursuit : « Les handicapés et les gays se trouvaient tout en bas de la liste » du business et des préoccupations du marché télévisuel et cinématographique. Ils pouvaient bien attendre quelques années avant de pouvoir accéder à une visibilité et une considération plus vaste et importante. Ce n’est pas encore votre tour. Le 12 avril 2019, « Special » connaît sa première diffusion sur Netflix.

Les enjeux de « Special » ? La représentation du handicap, de la différence, de la marginalité et de la marginalisation dans la vie et sur l’écran, mais pas uniquement. Pendant des années, Ryan, à la ville comme à l’écran, a caché son véritable handicap à ses amis et à ses collègues de travail. A l’âge de 20 ans, une voiture le percuta dans la rue. Pendant des années, il raconte que son boitement et son manque de coordination dans ses gestes est la conséquence de cet accident de la circulation. Ce qui est faux. Il est né avec son handicap. Mais il passera, aux yeux de cet entourage, pour une victime, position qui paraît lui convenir d’un côté. De l’autre, il n’indiquera plus son infirmité dans ses cv. « What I was doing was denying who I was », ce qu’il faisait c’était nier qui il est. « Je ne faisais que détester mon handicap. » Il voulait être accepté dans notre monde social souvent si redoutable.

Si tout tourne autour du handicap de Ryan, « Special » n’est absolument pas une série autocentrée. Le handicap est filmé dans sa banalité, sa réalité quotidienne, comme lacer ses baskets, mélanger des cartes de poker, ouvrir un paquet, je le répète, on ne s’apitoie pas : un des épisodes montre un échange entre une collègue de travail, Kim Laghari, et Ryan.

Tous les deux sont à l’anniversaire de leur patronne Olivia –plus Le diable s’habille en Prada, tu meurs. Olivia, elle, c’est la créature égocentrée, belle, riche, gâtée par la vie, patronne et femme dure et, à mes yeux, personnage essentiel et cruellement comique. Olivia chante devant son gâteau d’anniversaire, entourée par une palanquée d’éphèbes en maillot de bain, plein d’abdos et de pectoraux : « Happy birthday to me ». Ce personnage-cliché a, je le souligne, un moteur comique épatant. Je suis épaté par l’actrice Marla Mindelle. J’en redemande. J’aime beaucoup les clichés. Encore plus quand ils sont utilisés avec intelligence.

La collègue de l’open-space, Kim, a la peau noire, elle est indo-américaine. Kim est interprétée par Punam Patel. Flamboyante, grande gueule, femme fière mais qui cache quelques blessures. Comme femme non-blanche, elle doit s’imposer.

Durant l’échange entre elle et Ryan, nous assistons à un moment de body pride, de fierté en direction de son propre physique quel qu’il soit. Elle a des kilogrammes en trop. Elle a une très voluptueuse poitrine qu’elle assume –du bonnet D, peut-être ? Elle aime ses seins. Elle le dit. Elle demande à Ryan : « Et toi, alors, qu’est-ce que tu aimes de ton corps » ? Il hésite. Il a des cicatrices aux jambes, il penche un peu de travers. Il croise ses bras de manière timide. « Mes seins aussi », finit-il par lâcher : « Ils sont symétriques ». Aux USA, la « pride », la fierté est capitale. Elle peut faire tenir debout les possiblement humiliés. Dans un épisode précédent, Kim avait lancé à sa patronne estomaquée : « I’m a talented, badass bitch, who’s changing the way we talk about women’s bodies ». L’anglais ici est délicieux.

Outre mon coup de cœur à l’égard de Ryan, le personnage, et de Ryan O’Connell, l’homme de chair et de sang, mention spéciale à Jessica Hecht. Elle incarne Karen Hayes, la mère célibataire de Ryan. Le père de Ryan avait quitté son fils et sa femme presque 20 ans auparavant. Plus aucune nouvelle depuis. Karen est infirmière. Un hasard ? Elle donne sa vie à son fils, un vingtenaire allant sur ses 30 ans. Ils vivent ensemble quand nous les découvrons. En plus de son fiston handicapé, Karen s’occupe de sa mère vieillissante qui a tout l’air de perdre la mémoire, de devenir acariâtre et d’être passablement exigeante. Elle lui fait ses courses, lui fait la cuisine… C’est une femme qui a oublié sa vie de femme jusqu’à ce qu’un nouveau voisin s’installe, un quinqua, Phil, à la gueule et au physique de pompier US chenu aux yeux bleus, il a d’ailleurs été pompier, apprendrons-nous plus tard. Malgré sa servitude qui lui mange la tête, dans les bras de cet homme, Karen redécouvre sa sensualité et sa sexualité. Jessica Hecht dévoile un personnage qui, d’abord, n’est qu’une fonction : la mère, une mère désexualisée, si ce mot existe, les longs cheveux retenus en chignon, ou en couettes, ou en arrière. Peu à peu, la peau frémit, la lèvre s’humidifie, le cheveu est détaché, le sexe et ses besoins prennent le dessus sur le corps oublié. Karen devient désirable et désirante, sexy, sexy, sexy. Néanmoins, elle reste toujours la maman de Ryan. Les familles recomposées sont des défis. Des couples de divorcés ou d’abandonnés ou de personnes habituées de longue date au célibat, quand il y a un adulte handicapé au milieu… que se passe-t-il ?

Je ne suis pas adepte du visionnage en rafale.

J’ai pourtant regardé les 8 épisodes d’affilée. Je me suis attaché à tous les personnages de « Special », à la manière dont y sont représentés les habituels invisibles. C’est une série drôle, touchante, intelligente, humaine, qui parle fondamentalement de nous et a l’ambition de s’adresser à toutes et tous –par le regard des marginalisés de tous ordres. Ces marginalisés sont regardés à hauteur de leur belle et complexe humanité.

« Special » n’oublie pas d’être aussi une série militante, mais pas d’un militantisme moralisateur. Olivia, la patronne de Ryan, lui annonce : « Tu seras stagiaire. Le contrat ne te donnera pas droit à l’assurance santé ». Elle le scrute du regard : « De toute façon, dans ton état, tu n’y auras pas droit ». Ryan lève les épaules. Il n’en a sans aucun doute jamais eue, sa mère et lui se débrouillent sans. Petit rappel sur la politique santé aux Etats-Unis depuis des décennies, et sur celle, plus particulièrement, du Président Trump, de son gouvernement, de sa majorité soutenue par la plupart de ses électeurs pour qui la liberté totale prime avant tout autre chose. On n’oblige pas des Etasuniens et des entreprises à se protéger. C’est un choix personnel. Que l’Etat aille voir ailleurs si nous y sommes ! Tout le monde, aux USA, n’a pas légalement droit à une couverture médicale. Après 2016, les entreprises n’ont, à nouveau, plus l’obligation de protéger leurs salariés.

Lapidairement : « Special » est la précieuse série que nous attendions sans le savoir.

Ainsi, j’oubliai, jusqu’à 3 heures du matin, la présence, dans ce bas-monde, des superstitions gothiques de mon arrière-grand-mère paternelle, des zombis et des serial killers –à prononcer comme Alain Chabat dans « La Cité de la peur ». La tendresse et la douceur, vous ai-je dis !

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