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Valie Export, pionnière retenue dans son passé

L’artiste autrichienne a eu un rôle capital dans la performance féministe et la déconstruction de la représentation. L’exposition du Pavillon populaire la place dans une approche excessivement académique.

Ci-dessous avec Gilles Mora, le directeur artistique du Pavillon populaire.

Dans la rue, une jeune femme se présente aux passants alors que des bretelles retiennent une boîte volumineuse accrochée devant elle. Quiconque le désire est invité à plonger ses mains dans cette boîte, à travers un petit rideau. Cette intromission conduit alors à toucher ses seins. Cette scène porte un titre : TAPP und TASTKINO (Cinéma du toucher). Car il s’agit d’une intervention artistique, remontant à 1968.

Forcément, une exposition consacrée à Valie Export ne pouvait que rapidement confronter le visiteur à des documents (photo et vidéo d’époque) relatant cette action, qui a d’emblée rendu l’artiste célèbre dans le champ de la performance artistique, alors balbutiante. Et tout autant, de la performance féministe. Alors pionnière, Valie Export fait ainsi partie de ce courant qui vit des artistes venus des arts plastiques décider de faire de leur corps même un medium (et ainsi échapper au circuit clos du marché des produits figés de l’art).

Cinéma du toucher est radical au premier degré, en questionnant les représentations du féminin sur la scène publique. Mais il faut y regarder à deux fois. La fameuse boîte conçue par Valie Export est une allégorie d’une salle de cinéma. Quand le spectateur y touche ses seins, c’est le corps propre de l’artiste qui devient l’écran. Pendant cette action, elle soutient par ailleurs le regard du spectateur troublé. Et la scène se déroule dans l’espace public, où le spectateur mue lui-même en objet d’observation de tout un chacun. On pourrait encore évoquer la durée de chaque intromission manuelle (33″, en référence à John Cage).

Ainsi les significations critiques se font-elles multiples, les axes convenus de la représentation se renversent et se croisent. Au-delà de l’interpellation féministe, c’est l’ordre de la perception qui se trouve questionné. Qu’est-ce qui fait image ? Comment celle-ci s’instruit-elle ? Ces seins vivants sont-ils acteurs, sont-ils écrans, sont-ils images ? En définitive, quel est le pouvoir de l’image elle-même sur ses spectateurs, dont ceux-ci seraient fort inspirés de bien vouloir s’inquiéter. C’est pour eux un choix : devenir les protagonistes actifs de leur regard critique, ou seulement se laisser manipuler par des cadres institués.

Le corps et sa perception se nouent dans cette problématique. Deux axes s’y combinent : la construction sociale des corporéités d’une part, et la perception comme fonction culturellement construite d’autre part. Chacune déteignant sur l’autre. Difficile de se trouver plus au coeur des enjeux de l’art contemporain. Sous l’angle particulier des performances féministes – elle en produira d’autres – Valie Export devient une référence cardinale pour la deuxième moitié du vingtième siècle.

L’art performances est souvent spectaculaire, ses formes provocatrices, voire scandaleuses. Dans le cas de l’artiste autrichienne, ses audaces dans l’espace publique auront quelque peu minoré la notoriété d’une autre part considérable de son travail. Partant de sa rébellion féministe, Export n’aura de cesse de déconstruire la hiérarchisation du regard selon un point de vue strictement unique. Dans pareille rigidité, elle décèle une trace métaphorique de la domination masculine. Ci-dessous : “Aktionshose : Genitalpanik : une photo mythique datant de 1969 où elle expose son sexe.

Son art va déborder des catégories disciplinaires, et inclure une prise en compte activée de son propre corps, comme de la mobilité choisie du spectateur devant l’oeuvre. On désignera pareils dispositifs comme un Expanded Art (un art en expansion par-delà les objets arrêtés de la convention). Le numérique, avec ses possibilités infinies de traitement de l’image, n’existe pas dans les années 60 et 70, où Valie Export devient une expérimentatrice de prises de vue qui bousculent les paresses de la perception. Elle travaille alors avec les simples appareils photographiques, et caméras, de son temps.

Tout l’enjeu sera celui des propres choix de prise de vue, puis de montage des restitutions, qu’elle va opérer. Elle est insatiable. L’exposition du Pavillon populaire est presque exclusivement consacrée à cette époque de son travail. Ne citons que quelques exemples : devant une échelle, Valie Export va d’abord se pencher vers le bas pour ne photographier que les premiers barreaux, sous un angle biaisé de gauche, puis de droite. Elle va ensuite monter d’un cran, pour les barreaux au-dessus. Et par la gauche, et par la droite. Ainsi de suite. Tout reste artisanal, et son montage des clichés restituera une vue dynamique d’une échelle, désarticulée, vaguement surréaliste, à cent lieues du modèle imposé d’un catalogue d’outils de bricolage.

Autre exemple. Valie Export se lance en chemin. Elle va photographier ce qui se présente juste devant ses pieds, puis ce qui se présente à moyenne distance devant ses yeux, enfin dans l’axe plus horizontal et dégagé de l’horizon. Elle recommence. Par là s’incorpore à l’image la temporalité de son action de marche, et action de prise de vue, chemin faisant, de l’avant, modifiant ce qui est vu. Sa présentation articulera les trois axes de regard, mais aussi superposera le temps déroulé de prise de vue. L’intérêt n’est plus ce qui est montré, ni tant la façon de le représenter, mais en définitive la façon dont fonctionne la représentation elle-même, articulée sur la façon dont fonctionne la perception.

Tout cela pivote sur une corporéité active, qui forcément s’y implique : mouvement choisi de l’artiste, qui se fait tangible même dans des prises de vue photographiques figées. S’en trouve interpellée tout autant une mobilité scopique, et finalement corporelle, du spectateur de ces vues présentées à l’arrêt. Parfois, le référent féministe peut revenir, plus manifeste, quand l’artiste produit des prises de vues intracorporelles de sa glotte. Cet organe ne connaît pas de distinction physiologique de genre. C’est donc bien que les femmes ont pleinement droit à la parole.

Passionnante quand on en maîtrise l’explication des enjeux au cas par cas, cette exploration se traduit néanmoins par des clichés strictement indifférents à toute notion de narration ou d’expressivité émotionnelle, évacuant le commentaire subjectif de motifs, situations ou personnages. L’humain réside derrière l’objectif, puis devant le cliché, procédant méthodiquement à une observation expérimentale d’éléments d’un environnement déshabité. Quoique empreints d’une préoccupation artistique aiguë, ces clichés se comprennent comme la documentation d’une recherche historiquement datée.

Il n’est quasiment qu’une pièce pour se rapprocher plus nettement de notre temps (elle date de 1994, tout est relatif). C’est une installation, assez somptueuse, qui fait respirer la grande salle du Pavillon populaire, telle que celle-ci en a rarement l’occasion. Elle a été conçue pour que vingt-quatre ampoules lumineuses s’enfoncent puis s’extraient de tubes verticaux, remplis d’eau, de lait, et d’huile. Par là sont évoqués des rapports de noir et blanc, de perforation, de vingt-quatre images par secondes, mais aussi de possibles intromissions phalliques et autres fluides organiques. Mais alors perçue comme historiquement isolée, sans contexte en regard, cette oeuvre menace de se cantonner ici dans une perception décorative (ci-dessous pendant le vernissage).

Obstinément campée dans une approche historique documentaire, selon une perspective finalement académique, la globalité de l’exposition étouffe Valie Export dans son passé – elle pourtant bien vivante et délicieusement stimulante au moment d’évoquer son travail. Celui-ci a violemment secoué les conventions de l’art photographique en son temps. Tout se passe comme si le Pavillon populaire ne pouvait lui faire droit qu’en prenant garde d’en émousser cette portée.

Jusqu’au 12 janvier au Pavillon populaire. Entrée libre. PHOTOS, de haut en bas :

Tapp und Tastkino  1968 / Action corporelle, film de rue / Photographie noir et blanc/ 101 x 80 cm© Valie Export / Crédits photographiques © Werner Schulz ⦁ Aktionshose : Genitalpanik 1969 / Auto-mise en scène / Sérigraphie sur papier, 3 pièces / 66 x 46 cm © Valie Export ⦁ Interrupted Line  1971/72 / 6 min., noir et blanc / Film spatio-temporel / Caméra : Valie Export / sixpackfilm, Vienne ©Valie Export

A la UNE ⦁ Jump 1, 2009/ Tirage couleur, 2 parties / 42 x 30 cm, 28 x 30 cm encadré © Valie Export

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