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Anne Lefèvre et les larmes de la férocité humaine

La performeuse toulousaine Anne Lefèvre a livré au Hangar une expérience immersive, visuelle et sonore, d’une rare intensité pour dire la colère et la frustration face aux massacres du genre humain. “Un matin, s’étirer jusqu’aux bouts du monde” est à l’affiche, cette semaine au Vent des signes, à Toulouse.


Tout a commencé au lendemain du confinement par une résidence d’écriture au théâtre Le Vent des Signes lorsque l’auteure Catherine Phet, préoccupée de manière obsessionnelle par la migration, sollicite un dialogue avec Anne Lefèvre. Ainsi commence la co-écriture d’une performance intitulée “Un matin, s’étirer jusqu’aux bouts du monde” dans cet espace process et performance que la Toulousaine a créé en 1999 dans le quartier Saint-Cyprien avec cette urgence vitale de prendre le temps de la création, dans l’ici et maintenant, en se demandant : “À quelle société de demain œuvrons-nous ensemble à travers les actes individuels et collectifs que nous posons aujourd’hui ?” Le sens de l’être et du monde, une préoccupation existentielle qui se retrouve de manière viscérale dans ses oeuvres.

Un monodrame pour une voix

Produite par l’association Ek-stasis Prod de Catherine Phet, cette pièce propose une immersion dans un “Monodrame pour une voix”, celle de l’auteure-performeuse Anne Lefèvre, comparée à Brigitte Fontaine pour son engagement et son intensité. Je dirais même Béatrice Dalle pour son être à vif, sa voix rauque et sa dévotion presque religieuse à son art. Comme l’une et comme l’autre, elle incarne la puissance de la vulnérabilité comme dévoilement, la mise à nue de l’être sur scène.

Le live electronics du compositeur-improvisateur François Donato, maestro de la musique concrète, entre électro des premiers âges et arts numériques, révèle l’organicité des matières sonores au contact de cette langue nouvelle, polyphonique et polymorphe. Après “Même si ça brûle” (2021) qui abordait les féminicides et les violences faites aux femmes, le duo se reforme pour ce projet qui va mener la performance au-delà de ses limites, dans un objet filmique et radiophonique (in process).

Seuls quatre micros sont (sus)pendus sur cette scène plongée dans une lumière rouge qui obscurcit les traits des deux humains au plateau. Mais Anne Lefèvre va remplir ce vide de sa pleine voix pour incarner ce texte, vivre ce texte, vomir ce texte qui lui arrache le coeur et le corps. 

Que suis-je prête à perdre pour dépêtrer mon visage ?

Telle une Femme qui marche, Giacomettienne, elle se hisse de micro en micro pour donner de la voix à l’invisible histoire de la souffrance. De l’abîme de son être qui la pousse à l’envol, à l’élévation avec l’ascension du Mont-Blanc, spirituelle et pourtant terriblement humaine, l’habitude de prendre de la hauteur, de la distance pour ne plus voir, ou pour simplement respirer à nouveau. Le cerveau encombré par les drames qui s’abattent sur le genre humain, des attentats de Charlie Hebdo, aux parcours de migrants en passant par la violence du quotidien, elle vibre la douleur du monde. Torturée entre chuchotements et cris presque reptiliens, il s’agit là d’un sacrifice humain de donner de ses dernières forces pour parler de celles et ceux massacré•es pour la liberté, pour la vie, pour l’espoir.

Des petits pas pour se reconstruire, besoin de temps pour guérir, la poupée désarticulée punk, grave et bouleversante, tape du pied pour se révolter. Du récit de l’enfance qui hurle l’absence du père à la rage de vivre transmise depuis le commencement, c’est le vertige de la vie qui défile, qui nous échappe quand on tente de la fuir, de se fuir. C’est la question du prix à payer pour se retrouver : “Que suis-je prête à perdre pour dépêtrer mon visage ?” se demande-t-elle sur scène.

C’est l’espace du rêve pour continuer d’y croire : “Je rêve d’un départ vierge, originel, infini. On réconcilie nos mémoires, on migre vers l’origine avant le désastre.” Pourtant il semble que ce soit déjà trop tard, le son envahit l’espace et nos êtres tremblent face à l’insupportable absence de sa voix inaudible dans ce vacarme incessant. Du bruit ou du silence qu’est-ce qui nous tue le plus ? 

Son corps aveugle garde l’empreinte de l’horreur, l’éprouvant jusqu’aux larmes alors que la lumière se rallume. La violence se trouve être dans la réalité qui surgit là, écho de celle performée qui est toute aussi vraie.

Pour cette sincérité de ce duo électrique, j’espère que cette pièce restera le diamant brut qui blesse par ses failles et inspire par sa pureté.


Extrait sonore à écouter ici.

“Un matin, s’étirer jusqu’aux bouts du monde”, création les 25 et 26 mars à 19h au Vent des Signes (Toulouse)

Photos Loran Chourrau

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ANNETTE JEANNOT
ANNETTE JEANNOT
2 années il y a

Article très sensible. Public(e) des dernières premières heures de résidence à Montpellier au théâtre du hangar, j’ai été touchée par les mots, les couleurs, les pas et la force tellurique de ce qui se passait au plateau. Nous avons bien vécu le même moment !

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