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Les peuples contre les élites, le risque fasciste : quand le théâtre nous parle de notre temps

Dans Manifeste ! présenté au théâtre Jean Vilar, la compagnie montpelliéraine Primesautier a livré un travail remarquable sur les Gilets jaunes. Actuellement, Sylvain Creuzevault, l’un des metteurs en scène français les plus intéressants du moment, présente au domaine d’O : Edelweiss, sur le rôle des intellectuels dans la collaboration. La sécession des classes populaires et la tentation fasciste : des questions d’une brûlante actualité.

Edelweiss est encore donné ce jeudi 14 et ce vendredi 15 novembre au Théâtre Jean-Claude Carrière / domaine d’O.

La « Sous-France » en colère 

RADIO GI·NE est une web radio amateur, née à Montpellier en février 2019, en plein mouvement des Gilets jaunes. Sous la direction du sociologue Jean Constance, aidé de la journaliste Lorrie Le Gac, elle a réalisé de nombreux entretiens avec tous les Français qui ont pris part au mouvement : black-blocks, CRS, street-médics, policiers, avocats, manifestants… Ce matériau sonore exceptionnel a fourni la matière à une création théâtrale qui a déjà beaucoup tourné. Quelques portraits de Gilets Jaunes ont été dissociés en faisant l’objet de spectacles à part, joués dans plusieurs théâtres avant de les voir réunis dans cette ultime création des 7 et 8 novembre au théâtre Jean Vilar.

Un studio de radio a été installé au fond de la scène. Dans tout l’espace de la scène se succèdent des scènes construites à partir des objets-phares du mouvement : des barrières Vauban dont la disposition est mouvante. Des parapluies pour se protéger des 9000 tirs de LBD quand la violence est survenue, succédant aux premières fêtes bien arrosées des ronds-points. Quand s’exprimaient « des volontés de joie contre des volontés de mort ».

Cette proposition vient d’abord nous rappeler l’extraordinaire invention langagière de la plus grande révolte sociale depuis Mai 68. « La sous France en colère » / « Ton rond-point dans la gueule ». Une actrice s’effeuille elle-même, enlevant chacun des gilets qu’elle porte en quantité, pour rappeler la sémiologie propre au mouvement incarnée souvent au dos des manifestants. Chaque personnage charrie sa singularité, chaque parole apporte sa couleur, un phrasé, une raison, émotion uniques. Les acteurs et actrices, le metteur en scène Virgile Simon, Stefan Delon, Fabienne Augié, Amarine Brunet, portent des casques par lesquels ils entendent les témoignages d’origine, pour restituer au plus près le chant de chacun et chacune. Par ce théâtre du réel, enrichi d’une bande-son des manifs signée Tristan Castella et Martin Marquès Dos Santos, dans une orgie de fumées, le célèbre mouvement se cristallise en objet mémoriel, livre son sens.

« C’est pas nous qui cassons le monde ». Sous les Gilets jaunes, les mêmes perdants : de la mondialisation, de la politique, sans distinction d’âge, de sexe ou d’origine. Les mêmes dégoûts, le même rejet de la mobilisation traditionnelle, tous unis dans une même contestation des élites. Un agrégat de profils sociologiques et de sensibilités politiques (droite et gauches radicales mêlées) dans beaucoup de corps, qui n’en font qu’un : « On fait corps » / « Le corps des pauvres appartient à la bourgeoisie »…

Avec une telle matière, les choix dramaturgiques ne sont pas simples. Virgile Simon & Antoine Wellens ont opté pour une mise en scène au plus près, presque littérale, qui s’autorise peu de décollages, humblement au service d’une page d’histoire.

Et en tant que telle, Manifeste ! parle aussi du présent, fait écho directement à la sécession des milieux populaires, ce que le géographe Christophe Guilluy appelle « la majorité ordinaire » qui a porté Trump au pouvoir dans une impulsion hétéroclite, mélange explosif de laissés-pour-compte. Cet optimisme des Gilets Jaunes entonné à tue-tête, malgré les slogans (« Dites à l’avenir qu’on arrive ! »), est devenu un temps des cerises, béni, où « les gens étaient amoureux les uns des autres ». A suivi un étrange silence dont on se demande de quoi il est fait (1).

 

Un fascisme à la française

Déjà vu à Montpellier et redonné la semaine dernière aux Treize Vents, L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, dans une mise en scène de Sylvain Creuzevault, est un des événements de cet hiver théâtral. Il raconte l’histoire d’un jeune ouvrier allemand qui traverse la période 1937-1945 dans les milieux clandestins antifascistes et communistes.

Deuxième rendez-vous, donné cette fois au Domaine d’O (2), cette Edelweiss en est un miroir inversé. Il traite de la même période, mais du côté d’un nationalisme virant au fasciste. Avec cette pièce du nom d’une fleur qu’Hitler appréciait, et aussi d’une marche militaire, il raconte la collaboration mais du point de vue des intellectuels.

Ces intellectuels français qui ont, pendant la guerre, soutenu les nazis, détestant en vrac les Juifs, les communistes, la République, la démocratie, le régime de Vichy : Pierre Drieu la Rochelle, Lucien Rebatet, Louis Ferdinand Destouches, dit Céline et Robert Brasillach. Ce sont leurs mots, servis en costumes d’époque, qui sont pris en charge par des acteurs et actrices énergiques, enrichis de textes libres issus du travail de la compagnie, en particulier au plateau. 

Cela commence par le procès des partisans français d’Hitler en 1945 puis s’opère un retour au début de la guerre sur ce qui a nourri l’immonde mouvement de ce « fascisme à la française ». Lors d’une soirée de France Fascisme, on lève un verre à la Wehrmacht. Lucien Rebatet fait partie de ces intellectuels qui ont troqué la plume pour la mitraillette, cédant au plaisir pervers de revêtir l’uniforme allemand. Médecin en blouse blanche, Céline déroule la truculence funeste de sa fascinante langue. L’histoire va rattraper ces crapules, dont certains finiront suicidés ou fusillés, qui seront sans remords.

Cela tient du théâtre documentaire aux accents brechtiens autant que du cabaret avec de grands dérapages contrôlés comme cette scène des Homos fascistas, nus comme des statues grecques. Et des sommets comiques : le coup de fil de Laval à Hitler, un discours nazillard. Pour cette succession de tableaux épiques, Sylvain Creuzevault joue d’une palette large, affichant à l’avant-scène des données chiffrées sur la rafle du Vel d’Hiv. Un foisonnement de ressources dramaturgiques qui s’enchaînent à un rythme effréné. Un bonheur de théâtre. On ne voit pas les deux heures passer.

Malgré le rire, qui protège de toute fascination, balaye toute équivoque, ce que le metteur en scène appelle « le détestable baratin des partisans français d’Hitler » vient, là aussi, activer quelque chose de notre présent. « L’hypothèse fasciste est d’actualité » selon la formule de Sylvain Creuzevault. « En France, tous les cinq ans, au second tour des élections présidentielles, on assiste au grand rituel du barrage à l’extrême-droite. C’est évidemment un mythe -celui d’un fléau qui déferlerait périodiquement sur la République sous les traits commodes d’un parti bien identifié-, mais cette union sacrée cache mal le fait que, en vingt ans, les idées fascistes sont devenues dominantes ».

Même montré sous la loupe grossissante d’une troupe d’intellectuels égarés, qui ont opposé à leurs juges que c’est bien une grande partie de la France qui avait « couché avec l’Allemagne », Edelweiss vient nous rappeler que le fascisme peut aussi surgir d’un déraillement populaire. Bertolt Brecht disait : “Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise.” Qu’un peuple en crise peut s’éprendre de clowns totalitaires. 

(1) Les Gilets jaunes du rond-point des Près d’Arènes fêtent les 6 ans du mouvement ce samedi 16 novembre à partir de midi.

(2) Malgré ses difficultés financières, évoquées dans cet article récemment, le domaine d’O a annoncé la tenue de plusieurs spectacles à la rentrée 2025 : Le Misanthrope dans une mise en scène de Georges Lavaudant en janvier, La réunification des deux Corées de Joël Pommerat, en février, Elena par la luxembourgeoise Myriam Muller, en mars. Pour cette fin d’année, en décembre, une création de la musicienne et performeuse Maguelone Vidal : Qui m’appelle et une création de Julien Bouffier autour de Gabriel Monnet : Gaby mon spectre. En savoir +, ici

Photos Manifeste ! crédits Primesautier théâtre, photos Edelweiss crédits Jean-Louis Fernandez.

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