Depuis vingt-cinq ans, avec ardeur, elle porte Au diable vauvert, éditeur invité de la Comédie du livre. Récit de l’engagement de cette chercheuse de nouvelles voix, en toute indépendance. Reprise substantielle de l’entretien donné à Alain Doudiès sur Divergence FM.
Marion Mazauric est l’invitée du LOKO Live, le 17 mai à 14h à la Panacée (*).
Sans la moindre amertume, mais avec bonheur, elle constate : «Il a fallu vingt-cinq ans pour que la littérature de l’imaginaire soit pleinement reconnue dans un grand festival littéraire et pour qu’on prenne la mesure du travail du Diable. Pour un éditeur indépendant, la Comédie du livre est un très fort point d’appui». A partir, notamment, des propos de Marion Mazauric, dans mon émission, Racontez-nous votre Montpellier, sur Divergence, voici le parcours de cette professionnelle et la trajectoire de sa maison.
J’ai tourné autour des livres pour ne pas être prof
–Comment est née votre orientation vers l’édition ?
-J’y ai été conduite sans m’en rendre compte. Mais je pense que j’étais faite pour ça, sans le savoir. Dans ma famille, tout le monde était prof ou instituteur. Je ne voulais pas suivre cette voie. En même temps, je crois que j’ai tout appris par les livres, de façon très passionnée.
–Immodérée ?
-Complètement ! Ca m’a permis de voyager partout, de me nourrir de tout. A la maison, tous les livres étaient accessibles. Quand j’ai découvert les comics, c’était plutôt en cachette de la de la famille. Je lisais aussi des choses qui ne se disaient pas, de la SF, des histoires de mec quand j’étais petite, des sous-produits culturels, comme on disait à l’époque. Donc les livres étaient mon jardin secret. En fait, j’ai tourné autour des livres pour ne pas être prof. Puis j’ai fini par me me dire : l’édition, c’est évident, c’est ta voie.
-Après des études littéraires, vous débutez dans l’édition chez Jeanne Laffitte, à Marseille, puis, en 1987 vous partez à Paris comme éditrice chez J’ai lu. Aux côtés de Jacques Sadoul, vous y progressez en compétences et en responsabilités, comme directrice littéraire et membre du comité de direction. Mais, en 2000, vous mettez le cap sur le sud. Pourquoi ?
-Je faisais exactement le métier qui m’intéressait dans une très grande maison parisienne. Mais, je n’arrivais pas à vivre en ville tout le temps. Je voulais retrouver la campagne et vivre ma passion pour les chevaux et les taureaux. J’étais très impliquée dans une cavalerie d’arène. J’ai rencontré un garçon, forestier et picador de corrida. Nous étions très liés à toutes nos activités dans les prés, dans les arènes. Il est devenu mon mari, le père de notre enfant. Je rentrais tous les week-ends chez moi, à Vauvert. Le grand écart entre Paris et la Camargue était épuisant. Un ami m’a dit alors de faire ce que je voulais où je voulais.
Mélanger les genres et publier de nouveaux écrivains
–A 40 ans, vous lancez une maison d’édition nommée Au diable vauvert, une façon de montrer un enracinement et, aussi, de faire un pied de nez à ceux qui pensaient que c’était une folie de quitter Paris.
-C’était une décision dont je vis toujours toutes les conséquences. C’est un pacte avec le diable. Vous ne pouvez pas, un jour, dire, finalement, j’ai envie de faire autre chose. Ça vous engage pour la vie.
Marion Mazauric à Divergence FM
–Quels ont été les principes fondateurs et les étapes marquantes du Diable vauvert ?
On a créé une maison sur une idée : mélanger les genres et publier de nouveaux écrivains nés sur le terreau des pop-cultures, très en prise avec la société, une littérature très réaliste, très prospective. On a eu la chance, dès la première année, dès le premier livre sorti, d’avoir le prix de Flore, avec Nicolas Rey pour Mémoire courte. Ça nous a bien identifiés comme un éditeur qui allait faire de la littérature contemporaine jeune, assez décomplexée, pas du tout académique. Donc, évidemment, avec des auteurs qui étaient classé SF ou un peu intermédiaires, comme William Gibson ou Octavia Butler, de grands écrivains de science fiction qui n’ont été reconnus que vingt ans après.
Chaque choix nous engage et chaque choix est un risque
-Un travail de découverte, avec des incertitudes.
-Pour les maisons d’édition, les grandes étapes, ce sont les moments où on vend beaucoup de livres. Nous avons a eu tous les Prix de l’Imaginaire et de la SF. En 2014, on sort un succès international. On vend dans une cinquantaine de pays Brumes, de Jean-Paul Didierlaurent, le lauréat du Prix Hemingway, que nous avions créé pour mettre en avant une nouvelle taurine. Il a donc été remporté par un inconnu total, qui venait des Vosges et n’avait jamais vu de corrida. Son premier roman, Le Liseur du 6h27, est traduit dans 29 pays et en cours d’adaptation au cinéma. Autre succès, en 2014, Crépuscule de Juan Branco.
Ces résultats sont la récompense de choix originels. Nous les avons toujours assumés et maintenus. Nous sortons trente-cinq livres par an parce que nous pensons qu’il y a nécessité de le faire. Donc chaque choix nous engage et chaque choix est un risque.
–Il y a donc une maturation qui s’opère.
-Oui. Nous sommes dans une période de surproduction industrielle. Or, le livre, c’est quand même le lieu du sens. Ça ne peut pas être le lieu du marché, du gâchis. Dans ce qu’elle produit toute l’industrie du livre pilonne énormément. A notre échelle, nous sommes le contraire. Quand on pilonne, c’est un échec. C’est déchirant.
Quand on est indépendant, on paye soi-même les erreurs. Il faut donc être un funambule, en permanence. Chaque année, vous ne savez pas du tout ce que vous allez avoir comme résultat. Chaque fois, vous ne proposez que des livres qui, par définition, sont des prototypes qui n’existaient pas avant.
Un travail de funambule
–Chaque fois, c’est un risque.
-Un risque continuel. Ca fait partie des zones d’ombre de l’édition : c’est un métier extrêmement dur. La première chose qui m’a aidée à affronter ce risque-là, ce sont les exemples de courage devant les taureaux. Quelquefois, j’ai eu l’impression que je me levais pour aller affronter des corridas toute seule. Les taureaux, c’est très violent, non ? Au début, il y a eu des périodes très difficiles. Puis, si vous avez bien travaillé, le fond de votre production prend le relais. En ce moment, nous sommes dans une période de croissance, de développement très simple puisque nos ventes montent.
Il est vrai qu’il y a une forme de schizophrénie. Il y a, d’un côté, la lecture des textes et l’envie de publier, y compris des textes risqués, et de l’autre, une certaine prudence. La prudence est même mon métier parce qu’il faut payer les salaires, les auteurs, les imprimeurs. C’est une vraie responsabilité. Donc je transpose les choix, les coups de cœur, en compte d’exploitation prévisionnel. Je ne cherche pas à gagner de l’argent ni pour moi-même, ni pour ni dégager du bénéfice, mais à être à l’équilibre. Il faut que les livres plus risqués soient financés par des livres qui vont marcher. Globalement, c’est ce qui se passe à peu près chaque année, même si ce n’est pas toujours le livre dont vous attendez le succès qui fonctionne. C’est un vrai travail, un peu schizophrénique, de recherche de l’équilibre, de funambule, comme je le disais.
Christophe Siébert -dernier livre paru Une vie de saint– présent à la Comédie du Livre.
La littérature est un objet de la vie quotidienne
-Une des caractéristiques du Diable vauvert, c’est la conception graphique des couvertures, très diverses selon les livres, souvent puissamment colorées, en rupture avec l’édition traditionnelle.
Une rupture, c’est le mot. Nous avons abandonné cette manière, très française, de couvertures blanches avec un univers graphique unique. Finalement, l’éditeur transmet plus que l’auteur. L’élément invariant, c’est la maquette de l’éditeur. J’ai voulu casser ça et me rapprocher de ce qui se faisait dans l’édition anglaise ou américaine. Nous avons un graphiste formidable, le même depuis vingt-cinq ans, Olivier Fontvielle. Sur chaque ouverture, on travaille énormément, avec jusqu’à une vingtaine de projets. C’est beaucoup moins facile que si vous avez un cadre unique. Derrière tout ça, nous avons une idée très précise : la littérature est un objet de la vie quotidienne. Ce n’est pas un art d’élite.
-Le bouquin, sur la table de la cuisine.
-Exactement. Il y a des vernis sur la couverture, on a plaisir à le caresser. Le papier, on a envie de le toucher. Le livre est coloré comme des objets usuels. Il faut donner au lecteur envie de le prendre. C’est le contraire de la couverture blanche, unie. Elle dit : «Tu ne sais pas ce qu’il y a dans ce livre. Mon gars, passe ton chemin.» Ainsi, on ne s’adresse qu’à des gens déjà cultivés.
La conscience du monde qui pouvait venir
-Depuis toujours, vous donnez la priorité aux contre-cultures, au croisement des genres, au déploiement des imaginaires. Comment votre regard la société française et de la société vous oriente-t-il ?
–Ça fait vingt ans que je publie des écrivains de ce qu’on appelle aujourd’hui la dystopie, c’est-à-dire des écrivains d’alarme, en gros la génération des écrivains de science fiction. Ce sont ces auteurs des années 80 qui nous ont mis en garde contre le monde et ont suscité la vague du cyber punk qui est au cœur de notre catalogue. C’est cette conscience-là du monde qui pouvait venir et des conflits profonds, des risques de la guerre, de l’écrasement, de tout ce qu’on vit aujourd’hui. Un article récent du Washington Post disait, à propos de l’élection de Trump, qu’on est dans Octavia Butler. Je suis devenue éditrice pour publier ce genre de texte. Je suis très triste de voir que ces livres qui semblaient de la science fiction, c’est aujourd’hui. Je pense qu’il est important d’apprendre à penser librement, de développer un esprit critique, d’essayer de développer une humanité qui soit plus humaine et moins mortelle, moins dangereuse et moins conduite par la domination des uns par les autres.
Des graines plus positives que le spectacle du monde
-Quelle est votre plus profonde raison d’être éditrice ?
-Pour moi, être éditrice aujourd’hui, c’est être au cœur de toutes ces résistances, contre tous les racismes, les dominations, pour la paix. Chaque fois que nous faisons un livre, nous avons l’impression de semer des graines plus positives que le spectacle du monde aujourd’hui. On voit bien que la planète et l’humanité sont en train de jouer très fortement avec le feu.
A notre échelle, en ouvrant la pensée, les imaginaires, nous avons ainsi publié Angela Davis, réédité le fonds Che Guevarra. Nous avons aussi sorti aussi Ma honte, de D’ de Kabal, qui raconte comment lui, homme noir, a été un petit garçon battu et violé. Un auteur comme Juan Branco ne pouvait pas trouver d’éditeur en France, s’il n’y avait pas eu un indépendant comme le Diable. Il était censuré alors qu’il représente quelque chose de très important. Nous sommes un éditeur complètement ancré dans son époque, comme lorsqu’on accompagne le féminisme, la culture queer ou la tauromachie.
Elise Thiébaut -dernier livre paru Ceci est mon temps-, présente à la Comédie du Livre
-Est-ce la volonté de mettre les marges au centre ?
En tout cas, c’est le refus de l’uniformisation sociale, géographique, intellectuelle. Quand vous vous appelez Au diable vauvert, en soi, c’est une façon d’exister. C’est déjà de la résistance politique. Vous refusez une homogénéisation de la pensée, des goûts et des habitus, une normalisation culturelle, une centralisation à Paris, très paralysante pour notre pays. Vous refusez aussi une très inquiétante concentration.
De très gros patrons cherchent un contrôle politique
–Vous faites allusion à Bolloré ?
-Dans les trente dernières années, l’édition s’est de plus en plus concentrée entre groupes d’édition. Par exemple, Gallimard est devenu un groupe tout à fait important et indépendant. On a vu aussi le groupe Lagardère, dans la tradition, un peu ancienne, d’un capitalisme industriel qui prenait la main sur un groupe d’édition. Ce qui est très nouveau avec Bolloré, c’est, tout d’un coup, un industriel très puissant qui vient prendre le contrôle, non seulement d’un énorme groupe d’édition, mais, également, de journaux et d’autres médias. En France, on a de très gros patrons, Bolloré, Stérin et d’autres, qui ont décidé de prendre le pouvoir, pas pour remplir des bateaux ou fabriquer des avions, mais pour excercer un pouvoir sur l’expression de la pensée. Ils veulent maîtriser à la fois les tuyaux et leur contenu. Ils cherchent une forme de contrôle politique.
(*) Au diable vauvert à la Comédie du livre
Vendredi 16 au dimanche 18 mai, stand au Peyrou. Onze auteurs du Diable vauvert vont se succéder : outre la montpelliéraine Joëlle Wintrebert, Elise Thiébaut, Morgane Caussarieu, Patrick K. Dewdney, James Morrow, Mohamed Abdallah, Irvine Welsh, Nicolas Martin, Félix Jousserand et Christophe Siébert. «Il s’agit de montrer la diversité des voix et de démontrer comment j’attends d’être surprise par un texte», explique Marion Mazauric.
Samedi 17 mai, à 14h, LOKKO LIVE, première rubrique : «Conférence intime de Marion Mazauric» à la Panacée.
Dimanche 18 mai, à 13h30, «Au diable vauvert fête ses 25 ans», avec Marion Mazauric, Elise Thiébaut, rendue célèbre par sa Petite histoire des règles-Ceci est mon sang, qui dirige la collection éco-féministe, récemment lancée, «Nouvelles lunes» et Christophe Siébert, dont le dernier livre paru Une vie de saint, mêle uchronie, polar, roman historique et fiction ésotérique (Peyrou, espace Albertin-Sarrrazin).
COMÉDIE DU LIVRE 10 jours en mai, en cours, jusqu’au 18 mai. Tout savoir, ici.
Crédits photos Marion Mazauric / Au Diable vauvert, Christophe Siébert / Philippe Matsas, Elise Thiébaut /DR.