Julien Bouffier : « Nous travaillons à une Déclaration de Montpellier sur le théâtre »

En 1968, les artistes et les directeurs de théâtre se réunissaient à Villeurbanne pour repenser le rôle du théâtre en temps de crise. En 2025, la MA.C PRO.relance ce débat, au cœur du Printemps des Comédiens. Cette Maison de la culture provisoire réunit du 3 au 11 juin, artistes, chercheurs, étudiant·e·s, professionnel·le·s et spectateur·ice·s pour questionner les valeurs fondatrices du théâtre. Des spectacles, des rencontres -avec Stanislas Nordey, Marjorie Glas, Pascale Goetschel, Pascal Ory et Jacques Kraemer- et un « Banquet républicain », avec des élèves du Cours Florent Montpellier et du Conservatoire, le 5 juin. 

LOKKO : En décembre, vous aviez initié une première réflexion sur le rapport entre le théâtre et l’éducation populaire, en mobilisant à la fois des acteurs du théâtre et des associations actives sur la question des publics de la culture. Vous allez plus loin aujourd’hui en vous inscrivant au cœur du second festival de théâtre en France avec un événement à entrées multiples. Quelles sont les étapes de ce travail de fond ?

JULIEN BOUFFIER : Quand on a tourné le spectacle ‘’Gaby mon spectre’’, on a imaginé qu’autour, on pouvait inviter des historiens pour réfléchir sur ce qu’est une Maison de la Culture aujourd’hui et en quoi le théâtre et la culture peuvent aider au vivre ensemble. Voilà l’enjeu. Dans l’histoire, il y a eu des expériences extraordinaires, en particulier celle de Gabriel Monnet avec la Maison de la Culture de Bourges. Comment en cherchant dans l’histoire, on peut trouver des petits cailloux qui nous permettraient de développer cela dans l’avenir ?

Ensuite, il y avait la volonté que la compagnie travaille sur cette question de l’histoire et sur des évènements qui soient transgénérationnels. C‘est à la fois demander à l’histoire de nous donner des indices, de les partager et de les transmettre à des jeunes gens en faisant se parler des générations, ensemble.

Vos réflexions réactivent la question du lien entre le théâtre et les publics dans un secteur qui n’est plus en ébullition d’idées. Comment analysez-vous cette évolution ?

De nombreuses personnes ont questionné cet enjeu de la relation entre théâtre et publics. A toutes les périodes. En effet, en 1968, il y a eu, dans le contexte de discussion des valeurs de la société, une réflexion sur le non-public. A ce moment-là s’opère une sorte de bascule. 68, c’est aussi l’avènement de l’individu, de son identité et de son bonheur particulier.

A cette époque, on invente des outils, des formes. La question est encore d’actualité. Il y a un public qui ne vient jamais au spectacle et ce n’est pas en baissant le tarif des places et en lui faisant un beau sourire qu’il entrera dans une salle de spectacle. Le combat est plus âpre. Il faut le muscler par tout un tas d’actions et par tout le travail d’action culturelle qui était l’apanage des pionniers de la décentralisation théâtrale. Comment aller vers le public, comment travailler avec lui ? 

Le mauvais côté de mai 68, c’est que des artistes se sont dit que leur création était un geste politique en elle-même. Une partie des artistes et metteurs en scène se sont alors un peu écartés des publics en imaginant qu’il n’était pas forcément utile de construire un chemin pour accéder à leurs œuvres. 

En 68, la question de ce que l’on partage avec le public est posée. Les pionniers et Malraux pensent qu’il y a un patrimoine culturel mondial universel et que c’est ce patrimoine que l’on doit partager. Mais qui en décide ? Shakespeare ou Molière parlent-ils à tout le monde ? Il faut peut-être, au contraire, partir de la culture de chacun, raconter l’histoire de l’infirmière comme Armand Gatti l’a fait dans les années 1968 et 1970. Raconter l’histoire de gens dont on ne parle jamais.

La question reste obsédante avec cette culture du chiffre imposée aux théâtres par les pouvoirs locaux pour prouver le bienfondé de leur action et la pertinence des financements donnés à l’aune du nombre de spectateurs touchés. On sait, pourtant, que c’est la qualité du lien qui prime pour apprécier l’importance du théâtre et du service public de la culture.

L’histoire est le fil conducteur de ces journées, peut-elle fédérer autour d’un même récit du théâtre pour inventer l’avenir ?

Nous allons faire un pas de côté, tenter d’élargir le prisme autour de mai 68. Le mardi 3, il y aura une rencontre avec Marjorie Glas et son ouvrage ‘’Quand l’art chasse le populaire’’ qui a travaillé sur le moment de bascule de mai 68 et ses conséquences et Pascale Goetschel, historienne du théâtre, dont le travail est lié au théâtre dans les crises. Le mercredi 4, j’ai organisé une rencontre avec Stanislas Nordey (à 14h au Hangar). Ancien directeur du théâtre Gérard Philipe à Saint Denis, du théâtre national de Strasbourg, du Théâtre national de Bretagne et son école, il a un énorme parcours dans le théâtre public, et va nous raconter son expérience du texte de Denis Guenoun sur mai 68 : ‘’Mai, juin, juillet’’ sur lequel j’ai choisi de travailler, sous la forme d’une sorte de chronique. Mai : la prise de l’Odéon par les étudiants à Paris. Juin : la réunion de Villeurbanne autour des événements, les directeurs de théâtre vont rester trois semaines ensemble pour voir comment réagir et proposer au pouvoir de nouvelles manières d’agir à l’écoute de ce qui se passait dans la rue. Juillet : le travail du festival d’Avignon quand Jean Vilar se retrouve face aux étudiants, et au Leaving Théâtre, troupe américaine avec son travail de performance lié au mouvement hippie.

Lors de ces journées, comment allez-vous mettre en scène la rencontre entre les générations avec à la fois des acteurs du théâtre en 68 et des étudiants. Qu’en attendez-vous ?

Cette pièce sera donnée avec les jeunes du Cours Florent et des élèves sortants du Conservatoire. Je trouvais important que ces jeunes gens, qui ont envie de faire ce métier, aient conscience de ce qui s’est passé avant eux. Leur donner des repères pour le futur . Les mettre en relation avec des historiens mais aussi Jacques Kraemer, fondateur du théâtre populaire de Lorraine, un monsieur de 80 ans qui, alors jeune metteur en scène, a participé aux rencontres de Villeurbanne. Ils vont pouvoir les rencontrer et les questionner.

Pouvez-vous nous parler du banquet, point fort des journées ? Quels publics y attendez-vous ?

Le banquet, c’est un rêve. C’est l’aboutissement du travail que je mène avec des jeunes acteurs du cours Florent et les élèves sortants du Conservatoire à rayonnement régional de Montpellier, pour les faire jouer l’adaptation de ‘’Mai, juin, juillet’’.

L’idée est à la fois de donner lieu à leur envie de théâtre, de faire corps avec cette histoire et à la fois de donner la parole au public d’une autre manière en permettant aux spectateurs d’incarner les personnages de la pièce de Denis Guenoun. A l’écoute de cette pièce, des 3 journées avec les historiens et avec Stanislas Nordley, auxquelles tout le monde est convié, il s’agit de faire naître des idées. Et voir comment on peut phosphorer et rêver ensemble à de nouveaux modèles. On va essayer de créer une dynamique de discussion. Lors des rencontres de Villeurbanne, ces directeurs de théâtre ont produit un texte : la Déclaration de Villeurbanne, que l’on donnera à entendre. A la suite, nous travaillerons à une Déclaration de Montpellier sur le théâtre.

Il y aura les jeunes, leurs copains et leurs familles, et des gens qui sont intéressés par l’histoire du théâtre. L’objectif est de croiser ces publics, de réfléchir et de rêver ensemble.

On constate depuis quelques années des nouvelles dynamiques prenant des formes diverses, par exemple les tiers lieux, des théâtres liés à des institutions comme la Bulle Bleue, des initiatives citoyennes…etc. Cela peut il faire naître un mouvement qui toucherait aussi les grandes institutions du théâtre public ?

Je suis un peu embêté pour répondre à cette question. Aujourd’hui, les théâtres se retrouvent de plus en plus dans une situation absurde. Ils n’ont plus d’argent pour programmer des spectacles. Ils ne produisent rien parfois pendant 3 à 6 mois alors que le lieu est ouvert. Dans ces conditions, des gens continuent à travailler mais le sens de leur métier n’est plus là. Il y a un véritable problème dans la structuration des théâtres aujourd’hui.

Les tiers lieux sont-ils la solution ? Peut-être. C’est ce que j’avais tenté avec ‘’Gaby mon spectre’’ en décembre dernier : montrer un travail sur une durée de 10 jours. Cela n’avait pas eu lieu à Montpellier depuis une quinzaine d’années et pourtant, économiquement, nous y sommes arrivés. La Compagnie a décidé de prendre ce risque financier mais en association avec la Cité européenne du théâtre, et le théâtre Jean Vilar, dans ce théâtre du Hangar qui est une sorte de tiers lieu !

A la suite de ces journées, pensez vous formaliser une réflexion de fond réunissant les acteurs de la culture et de l’éducation populaire ?

Oui, les Mac pro vont être prolongés en tant qu’outil de travail. La 3e Mac pro se fera au moment du festival Saperlipopette en mai 2026, sur la jeunesse au théâtre. Nous allons continuer aussi à montrer nos « Warm up » pour soutenir des jeunes de différentes compagnies, leur permettre de montrer une étape de leur travail.

Enfin, La Maison de la Culture Provisoire est un dispositif de recherche accompagné par la professeure Olivia Levet, du laboratoire RIRRA 21 de l’Université Paul Valéry à Montpellier, qui porte sur un Escape Game autour de la question des Maisons de la Culture.

Du 3 au 11 juin, la 𝗠𝗔.𝗖. 𝗣𝗥𝗢 2025. Tout savoir, ici. Photos Marc Ginot.

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