Au Printemps des Comédiens, Julie Deliquet met la guerre à hauteur de femmes

Une partie du public est sortie éprouvée par « La guerre n’a pas un visage de femme » qui ouvrait le Printemps des Comédiens. Où la directrice du théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis met en lumière le travail de Svetlana Alexievitch sur les combattantes russes de la Seconde Guerre mondiale. N’omettant ni les viols, ni l’invisibilisation dans l’histoire. A sa sortie en 1985, ce livre fit scandale avant de devenir un best-seller après que Gorbatchev en a fait l’éloge dans un discours.

«Je viens d’un monde qui n’a connu que la paix» assène au public le personnage de la journaliste Svetlana Alexievitch. Avant de poursuivre qu’elle a pour ambition de raconter «comment les femmes sont précipitées du jour au lendemain dans la guerre», celle-ci traverse le plateau de part en part, carnet et stylo à la main. Dans un décor d’appartement communautaire soviétique.

Le mouvement grandiloquent pêche, revêt quelque chose de trop spectaculaire vis à vis du travail de l’ombre que requiert le recueil la parole du témoin de l’histoire en général et du conflit armé en particulier. 

Il faut dire que Julie Deliquet s’attaque à un monument de l’historiographie de la grande guerre patriotique. Mettre en scène La guerre n’a pas un visage de femmes, ce grand essai paru en 1985 qui va puiser dans les mémoires des femmes combattantes, est une gageure tant les récits se suffisent à eux-mêmes, convoquant par le prisme du langage du front, une esthétique de la violence très marquée. 

Pour cette création rassemblant 9 femmes au plateau, tout commence par un chœur cacophonique, où chacune élève la voix, parle très haut. Fin de cette fantaisieLa parole circule, les échanges sont habiles, mais transposent une fascination très éloignée du travail de recherche comportant le recueil des souvenirs, minorés ou amplifiés du témoin. Il faut donc comprendre d’emblée que ce théâtre documentaire ne l’est pas tout à fait et appartient au plaidoyer, à une certaine vision romantique.

Un véritable parti-pris, dont les charmes relèvent davantage de la célébration de la mémoire que de l’étude distanciée de l’histoire. Faut-il vraiment répéter plusieurs fois en s’égosillant à quoi ressemble une amputation ? S’agit-il d’une façon de souligner un passage dont le souci serait la juste compréhension des spectateurs ou une manière d’incarner des épisodes triviaux et réminiscences sanglantes ?

C’est précisément pour cela que l’emphase de toute la première partie impose aux actrices de s’adresser aux spectateurs en cantatrices de la surenchère d’exploits et indignations.

Au fil de la pièce, les voix s’apaisent peu à peu, les corps se déplacent dans l’espace avec davantage de sobriété, laissent place à la réception du texte. On entend mieux tout en comprenant l’enjeu de cette création importante, qui met en lumière et en près de deux heures trente, le travail autrefois opéré par Svetlana Alexievitch au beau milieu du désert historiographique concernant les femmes dans un conflit armé.

Il est très intéressant d’avoir choisi de consacrer à cette œuvre, une partie sur la jalousie de celles qui n’ont pas servi et ont choisi d’acculer les combattantes revenant du front. Julie Deliquet réussit à montrer, cette fois sans exagération, avec nuance, que la salissure fait partie des dommages collatéraux de la guerre, et qu’elle s’infiltre jusque dans la sphère civile. Les belles-familles envieuses du passé glorieux de ces héroïnes ordinaires en prennent pour leur grade et à juste titre : la société civile a toujours secrètement détesté les femmes occupant des places importantes dans l’armée et trouvé un moyen de leur faire payer leur engagement. Ce passage de la mise en scène de Julie Deliquet est l’un des mieux réussis, puisqu’il vient toucher un sujet encore plus tabou que la culpabilité ou la mort. La mise au ban des femmes militaires, suscitant la jalousie des hommes comme des femmes, pour des raisons différentes mais qui convergent, font d’elles des parias.

Ce retour amer de la guerre patriotique dessine au plateau une vraie grâce, par la palette d’émotion que chacune apporte dans une expression de la solitude et de la mise au ban.

Mais lorsqu’une spectatrice perd connaissance dans le public, alors qu’il est question de corps civils féminins violés et mutilés, il est certain que le verbe fait son œuvre, qu’il ne s’agit plus de dramaturgie mais du réel, historique et indéniable qui surgit. Le texte de Svetlana Alexievitch dévore toute la pièce, qui a le mérite de faire connaître ces témoignages, variables, selon qu’ils ont été recueillis en vase clos ou en groupe. Cet exercice de style est à saluer pour son courage et son souci du détail, et offre de grands moments de théâtre.

Photos Christophe Raynaud de Lage.

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