« Monde nouveau » : la drôle de dystopie de Garraud et Saccomano 

Après une série classique autour de Shakespeare, Olivier Saccomano et Nathalie Garraud ont présenté leur dernière création au Printemps des Comédiens Monde nouveau : brillante évocation de l’hubris capitaliste, sa dérive autoritaire. Deux virtuosités y sont à l’œuvre : littéraire et théâtrale pour dire le stade crépusculaire de l’humanité. Du théâtre lanceur d’alerte mais paradoxalement léger, dans un refus d’esprit de sérieux.

Dans cet écosystème perturbé qu’est le secteur culturel, le CDN fait figure d’institution stable et prospère et l’humeur est à la créativité joyeuse du côté des 13 Vents. Olivier Saccomano écrit. Nathalie Garraud s’empare de ses textes pour les mettre en scène. Couple à la ville comme à la scène, comme on dit. Une formule unique dans le paysage théâtral français.

Nous voilà, plutôt en confiance et en appétit, après le remarquable «Institut Ophélie», devant un petit peuple uniforme qui s’agite sur la scène du théâtre de Grammont. K1, K2, K3, K4, K5 et K6 sont leurs noms. Le personnel d’une agence de design japonaise qui en a plein la bouche de ces poncifs de la langue mondialisée, au vide abyssal. Ils sont DISRUPTIFS ! Leurs malheurs sont juste des «opportunités». C’est l’hubris du capitalisme dans toute sa splendeur. Une prétention fumeuse. Une technolangue où les chiffres priment, parlent, qui vise à restaurer l’autorité biologique de l’espèce, délivrée de toute guimauve existentielle.

Après avoir travaillé dans la plus pure tradition théâtrale sur Shakespeare (avec Un Hamlet en moins, et Institut Ophélie), le duo des 13 Vents refait une irruption dans ce registre contemporain, qui ramène à leur saisissante pièce grouillante de CRS, La beauté du geste, la première présentée au public montpelliérain, il y a 5 ans.

«Nous avons gagné la bataille du temps» : le vol du temps est une récurrence de la pensée critique anticapitaliste. L’hypertemps, le fléau majeur. C’est notre contre-la-montre dont on parle, une des formes les plus explicites de notre aliénation. Pour ce texte, Saccomano a puisé à ses sources de prédilection : Grégoire Chamayou, jeune philosophe français et son concept de «libéralisme autoritaire», Mark Fisher, le pop philosophe britannique et son «réalisme capitaliste» ou l’américain Frederic Jameson, penseur marxiste américain, qui ont fendu l’armure du libéralisme pour en atteindre le cœur puant.

Franchement, on se demande comment Nathalie Garraud va s’en sortir avec cette langue, ultra équipée intellectuellement, qui n’est pas un cadeau pour la mise en scène. Comment faire théâtre avec un texte-fleuve qui charrie tous les maux du monde : drogue, wokisme, immigration, surveillance… ? Ce duettisme est d’ailleurs un des ressorts de la pièce, son challenge intrinsèque. Comment ? En opposant une certaine sobriété à la luxuriance verbale de Saccomano, en s’appuyant sur le jeu des acteurs qui sont toujours une ressource fortement convoquée dans les propositions des dirigeants du CDN montpelliérain.

La mise en scène sur un plateau quasiment nu met le focus sur une communauté de pantins, êtes modifiés à leur insu qui parlent comme une IA en nous ramenant, par la mécanique maladroite de leurs corps, aux Temps modernes de Chaplin. 

A quoi bon la belle langue de ces «gens qui portent le désordre dans le langage ? » Ils « sont encore plus dangereux que ceux qui portent le désordre dans les rues ». Un monde a basculé. Après l’effacement de ses données, chacun peut prétendre à être pleinement nouveau. «Ça se voit dans le regard de ma boulangère, si on peut encore appeler ça un regard, et si on peut encore appeler ça une boulangère, qu’elle n’y est plus, vous comprenez». Ce qu’ils appellent «une réélaboration partagée».

Cet homme d’état à la perruque peroxydée, et plus tard cet homme politique, croqué en ventriloque de la domination capitaliste, qui a un PROJET, nous citent, nous sont familiers. On pense aussi à l’homme augmenté, bien réel lui aussi, des chroniques de la Vallée du Silicium même si Damasio n’est pas dans le logiciel du CDN montpelliérain.

C’est un fascisme digeste, en apparence anodin qui se déploie sur une toccata de Bach empruntant à l’univers coloré et absurde de Lewis Caroll, comme autre indice de travail fourni par Garraud/Saccomano.

La scène est juchée d’habits de couleurs entre vide-grenier et cimetière. Une mise en scène minimaliste qui offre la possibilité aux spectateurs.trices de projeter leurs propres images. On pense aussi à la série Black Mirror, mais tant de références possibles.

Une femme de ménage résiste. Qui s’appelle Alice justement. Habillée de couleur, elle vient questionner le système. « Je peux dire ce que je pense ? » Elle est la figure des petites gens, et la palette flashy de ses vêtements tranche avec le gris, du fascisme, de Gaza, de la fin du monde. L’espoir, le messianisme serait plutôt du côté de cette fille aux mots simples. Une héroïne de cette «guerre contre la rêverie, contre l’ennui», du sensible, dont parle Annie Lebrun, autre source de Olivier Saccomano.

Elle sera jugée pour avoir provoqué «une accélération de l’histoire ». Avant que la pièce nous laisse sur un cut, presque trop net, un peu comme la hache qui peut lui couper la tête sur l’ordre de ce roi et cette reine tout droits sortis d’un jeu de carte. Fin de cette fantaisie qui fait froid dans le dos, de cette forme indéfinissable et curieuse à la fois militante et désinvolte, où prime le goût du jeu et de la beauté plastique.

Alice est vaincue par une «monarchie opérationnelle provisoire». Le fascisme a gagné, et gagnera si l’on ne se ressaisit pas.

Nouveau monde, encore visible du 5 au 7 juin, au CDN de Montpellier, ici. Photos @Jean-Louis Fernandez.

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