5 séances de deux heures chacune, à voir séparément ou ensemble, sur la scène du théâtre Jean-Claude Carrière, évoquant les grands livres comme Hiroshima Mon amour, L’Amante anglaise, Savannah Bay, ou La Douleur : le « Musée Duras » de Julien Gosselin est une expérience totale, entre théâtre, exposition, concert et cinéma, radicalement audacieuse dans la forme, très loin de muséifier Duras. Le deuxième upercut du Printemps des Comédiens après « La guerre n’a pas un visage de femme » de Julie Deliquet.
Il y a toute une hype au théâtre autour de Julien Gosselin. Nommé, il y a un an, à la direction du théâtre national de l’Odéon, le metteur en scène -barbe fournie, crâne dégarni et boucle à l’oreille-, est un des plus en vues de la scène française. Ses spectacles sont ambitieux, bourrées de solutions visant à dynamiter le genre.
A Montpellier, son Extinction avait été un des temps forts du Printemps des Comédiens 2023, qui démarrait par un dance-floor avec les spectateurs.trices sur la scène du Jean-Claude Carrière.
Musée Duras a attiré ce week-end la presse nationale et on peut dire que c’est le deuxième grand upercut du festival après Julie Deliquet avec La guerre n’a pas un visage de femme. Des proches avaient fait le déplacement comme la journaliste Florence Aubenas, qu’il avait invitée la semaine dernière dans une émission qui lui était dédiée sur France Culture (Comme un samedi).
Comment parler de Duras au théâtre aujourd’hui ? Comment la faire entendre à de nouveaux publics ? Comment restituer le sortilège Duras dans une forme contemporaine ?
Julien Gosselin n’en est pas à sa première adaptation littéraire. Son travail à partir du roman de Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, avait créé l’événement, en 2013, au Festival d’Avignon, le propulsant, à 26 ans, sur la scène internationale. Les mises en scène qui ont suivi : 2666, d’après le roman fleuve de Robert Bolano, ou son adaptation des trois romans de Don DeLillo, Les Noms, Joueurs et Mao II, ont imposé un style.
Mais il n’est pas un adorateur. La manière qu’il a de se saisir, de faire théâtre, à partir de sa passion pour une écrivaine qu’il a lue dès l’âge de 19 ans puis redécouverte plus tard, n’est pas précisément un exercice d’admiration. La forme choisie s’inscrit dans un continuum de décloisonnement quasi insurrectionnel du théâtre.
5 séances étaient proposées d’une durée de 2 heures chacune, chacune traitant de 2 textes. Hiroshima mon amour, L’Homme assis dans le couloir, Savannah Bay, L’Amant, Suzanna Andler, La Maladie de la mort, L’Exposition de la peinture, La Douleur, L’Homme atlantique. On pouvait voir l’intégralité de cette série, soit dix heures en tout, ou bien choisir un ou deux moments sans savoir à l’avance quel titre était traité. Deux rangées de spectateurs encadrant la vaste scène du théâtre, abolissant la classique frontalité, des écrans sur les 3 faces du plateau : on comprend tout de suite qu’on est dans un espace créatif en 3D.
Julien Gosselin a construit cette proposition pour un atelier avec les élèves du Conservatoire d’art dramatique de Paris où il enseigne. Les performers sur la scène sont donc très jeunes -que savent-ils de Duras ou de sa caricature ?- et c’est un des aspects les plus intéressants de cette appropriation. Le saut générationnel se voit très nettement dans L’homme atlantique où une jeune femme livre un show total entre slam, performance et concert, frêle minois à la Pomme et punk dans son corps et son impudeur à frôler les corps, crier et pleurer avec une voix vocodée pour dire toute la «putréfaction du bonheur des amants». On n’a pas vu grand-chose de tel sur le désastre amoureux.
L’intensité traverse toutes les propositions, à grand renfort d’effets stroboscopiques, de fumée, dans une recherche de saturation, du jeu et du son, qui a gêné quelques puristes. Mais c’est aussi une affaire de corps comme ce couple qui se revoit après une rupture dans «La Musica». Elle «veut en finir avec cet amour, le mettre dehors», lui, souffre dès qu’il l’approche. Un corps à corps sexualisé, qui met la peau et la sueur à portée de spectateur, puis les amants s’échappent par la porte, suivis par une caméra, pour une séquence en extérieur sous les pins. «J’ai oublié notre histoire. Souffrir comme ça et ne plus savoir pourquoi…»
Pour L’Amante anglaise, on est à la fois dans un commissariat et dans un tribunal. La scène est jouée dans une cabine de verre, filmée et projetée sur trois écrans : un écran se trouve sur la scène, les deux autres sont installés latéralement de part et d’autre du grand rectangle immaculé qui est le théâtre d’opération, où le public est invité à s’asseoir sur des chaises au cœur du dispositif. Une jeune actrice crève l’écran, avec la gouaille glaçante et effrontée de Claire Lannes qui a tué sa cousine et caché ses morceaux dans plusieurs trains. Un puissant procès de la folie et du mystère du meurtre sans intention par une romancière fascinée par le fait divers. «Je ne la détestais pas !»
Dans La douleur, un seul acteur est sur scène, filiforme, féminin, juché sur des talons, pour dire l’absence et le retour des camps de Robert Antelme.
L’approche multidimensionnelle qui est la signature de Josselin sous-tend tout ce travail. Cela a quelque chose d’un No Limite mais donne à voir aussi tout un potentiel de déconstruction. Se saisir de tous les terrains de jeu, Duras l’avait d’ailleurs fait elle-même, à la fois entre théâtre, cinéma et roman. L’homme atlantique est né de la bande-son d’un film.
On est dans une exposition d’art contemporain, autant que sur la scène d’un théâtre qu’au cinéma. Certaines scènes sont jouées et filmées en même temps, selon un procédé déjà vu dans Extinction, par des élèves qui manient eux-mêmes la caméra en reporters mobiles, collant au jeu. Les spectateurs sont partie prenante : soit sur la scène, sur des chaises ou debout, ou bien sur des fauteuils de part et d’autre, le jeu est parfois dans leur dos, parfois devant eux, souvent à quelques centimètres.
Cela relève de la visite virtuelle en 3D de l’intérieur d’une œuvre. Rien de gratuit dans cette manière iconoclaste, par laquelle il s’agit de s’approcher au mieux des logiques intimes de l’autrice. «Quelque chose subsiste, quelque chose comme un corps, une douleur, le souvenir de l’enfance et de la violence» a expliqué Julien Gosselin. En ravivant aussi en nous, constatant à quel point elle a pu être profonde, l’empreinte Duras.
photos © Christophe Raynaud de Lage et Simon Gosselin.