12 000 personnes ont vu « Le Soulier de satin » de Paul Claudel avec Marina Hands, dans une mise en scène de Eric Ruf, un des sommets du festival d’Avignon. Du théâtre populaire de haut vol.
Ah quelle chance ! Tu vas voir le Soulier de satin ? Il y a ceux qui ont vu le Soulier. Il y a ceux qui auront vu les 2 : celui, mythique, d’Antoine Vitez en 1987 auquel la mise en scène de Eric Ruf se réfère. Quand les trompettes retentissent et qu’on s’engouffre dans ce lugubre et terrifiant palais, il y a ce petit frisson des rendez-vous marquants.

La Cour d’honneur est pleine à craquer. 2000 personnes. 65 euros les bonnes places. Les festivaliers d’Avignon, une peuplade singulière, et fidèle, si conventionnelle parfois, a tout prévu : doudoune, gourde, châle etc… Car le spectacle dure 8 heures avec 3 entractes de 30mn sur des chaises récemment remplacées, plus confortables, heureusement. C’est la cohue au moment des entractes devant les toilettes. Sous la sculpture d’Othoniel, une buvette sommaire permet de s’acheter des gâteaux bio si on n’a pas prévu d’encart. Public chic, quasiment aucune diversité, comme d’habitude. A la fin, à l’heure du petit matin blafard et des hirondelles, ils seront encore très nombreux.

Sur la scène, c’est joyeux mais tout autant dans les gradins. On baigne dans l’aisance et dans la virtuosité heureuse. Ce Soulier est une vaste entreprise de mise à jour euphorisante du répertoire. Le public est sous le charme du début à la fin. La proposition de Eric Ruf, sa dernière mise en scène avant de quitter la Comédie française, a tout pour plaire, qui rivalise avec les honneurs et sans rougir de la mise en scène mythique d’il y a 40 ans. Clin d’œil à Vitez : c’est Marina Hands, la fille de Ludmila Mikaël, autrefois dans le rôle-titre, qui joue Dona Prouhèze, convoitée par Rodrigue, à l’époque joué par Didier Sandre et qui campe, quatre décennies plus tard, son vieux mari jaloux.

La mise en scène est judicieuse, bourrée de trouvailles, montrant une intelligence du lieu assez rafraîchissante. Ainsi ce ballon rouge qui va faire s’envoler le fameux soulier de satin de Dona Prouhèze. Se saisissant de cette pièce très longue, rarement jouée, Eric Ruf déroule les valeurs d’un théâtre populaire bien dans sa peau. Y compris dans sa générosité avec le public, destinataire d’apartés malicieux, activé, invité à chanter. Les comédiens montent dans les travées, se parlent d’un bout à l’autre des rangées de chaises. La pièce intimidante devenue un grand show populaire de haut vol.

L’action se déroule à l’époque des grandes découvertes lorsque les caravelles des conquistadors sillonnaient les mers mais la mer est figurée en mimant le mouvement des vagues avec les mains, comme font les enfants dans un minimalisme qui rend hommage à la sobriété de la scène chez Vitez. Les rebondissements, les pays et les séquences s’enchaînent sur 20 ans avec une frugalité toute suggestive. Pas d’économie en revanche sur les costumes, somptueux, signés Christian Lacroix.

La troupe de la Comédie française nous régale dans un registre qui souligne la bouffonnerie (excellent et désopilant Laurent Stocker dans ce registre), montre la face moliéresque de la pièce la plus shakespearienne de Claudel, un drame d’une passion tragiquement mentale de deux amants, qui se toucheront en tout une seconde dans leur vie, soulagé en partie de la mystique claudélienne.

C’est une mise à jour bien sage peut-être mais personne ne veut bouder son plaisir lors de cette nuit d’été qui se vit comme un songe. Tout ça pour Ken ! fait remarquer, non sans humour, le lendemain, un ami critique. Qui y a vu beaucoup de «suranné». Tandis que d’autres dent dures voient un théâtre qui effleure à peine l’hystérie d’une femme mortifère, sert une vision pathologique du romantisme amoureux, et se visite comme un château de la Loire ! A la fin, c’est toujours Dieu qui gagne. Ah, les rabat-joie !