A Visa pour l’image : les dramaturgies du climat

A Perpignan, le 37e festival du photojournalisme n’a pas usurpé sa qualité d’«international». On y plonge à Gaza, en Irak, en Afghanistan, au Salvador, aux Etats-Unis, en Syrie, au Cachemire, en Ukraine, dans la République du Congo, à Madagascar, en Somalie… Les images, souvent rudes, nous renvoient à notre condition de terrien.

C’est flagrant quand on prend le parti, comme nous l’avons fait, de retenir, parmi les 25 expositions, la poignée de celles qui montrent, non pas l’état du monde, mais celui de la planète. Les phénomènes décrits sur les effets du dérèglement climatique et des atteintes au vivant ont beau être lointains. Ils nous parlent parce qu’ils nous sont proches. Nous les vivons ici.

Le drame qui nous saute aux yeux est aussi une dramaturgie

Ainsi, le travail de Josh Edelson pour l’Agence France-Presse, Californie : un décennie au cœur du brasier, active l’émotion et les interrogations suscitées par les incendies récents, dans l’Aude, le Gard ou aux portes de Marseille. La période présentée -dix ans- et les conséquences humaines et matérielles sont d’une autre échelle, une dimension traduite par la grande taille des photos, jusqu’au 4×3 mètres. Mais elles ressemblent à ce que nous avons vu, en août, dans les médias.

Josh Edelson / AFP

Il y les dégâts, frappants : maisons en feu ou déjà détruites, carcasses de voiture calcinées, magasins réduits en cendre, forêts en flammes. Les humains, ce sont des habitants hagards, des pompiers, inévitables figures de héros, tout comme les huit hommes, côte à côte, à genoux, en train de fouiller le sol, à la recherche de restes humains. Le rouge, ponctué de jaune orangé, est omniprésent. Le drame qui nous saute aux yeux est aussi une dramaturgie. Un incendie qui se déploie, c’est beau, puissamment beau. On pense à la fascination que le feu exerce sur les incendiaires.

Le contrepoint de cette sélection de reportages est apporté par #Paradise. Samuel Bollendorf a sélectionné plus d’une centaine de photos d’écrans, extraites des réseaux sociaux. Elles décrivent la catastrophe dans son impact familial, personnel, intime. Ces images, bribes de conversations, montrent la peur, la sidération, l’aveuglement, l’irrespect du selfie, ainsi que les recours à Dieu : «Prayer» «Satan is very real», «I just know it was biblical».

Samuel Bollendorff

L’agro-industrie dans toute sa puissance et son gigantisme

A sa manière, Visa pour l’image fait aussi écho au vif débat actuel, en France, sur l’orientation à donner à l’alimentation et à l’agriculture. Quelle place faut-il encore donner au productivisme ? Y a-t-il un avenir pour les petites exploitations ? L’exposition Nourrir la planète apporte des réponses. Elles résultent du considérable projet journalistique mis en œuvre par George Steinmetz, dans une cinquantaine de pays, une véritable enquête traduite par le langage des images et la précision des légendes. Même paradoxe que pour les incendies : souvent de très belles images pour illustrer des ravages. On y voit l’agro-industrie dans toute sa puissance et son gigantisme : troupeaux de milliers de vaches, énormes laiteries de chamelles, immenses champs de production spécialisée, ici les laitues, là le céleri, ailleurs les tomates, centaines de tracteurs dont l’Inde est le premier fabriquant au monde, fermes de crocodiles.

L’exposition décrit une même démesure avec dix-neuf machines de récolte de soja, avançant de front, des centaines d’ouvrières entassées dans des lignes de décorticage de crevettes à la main et d’autres infrastructures de production, de transformation et de transport. Dans la plus grande pêcherie au monde, le port de Chimbote, au Pérou, rassemble plusieurs dizaines de petits bateaux de pêche, non loin des usines de farine de poisson pour nourrir le bétail dans le monde, usines qui -expérience vécue- infectent la ville de leur permanente puanteur. Nous voilà loin des assiettes des clients des marchés paysans du coin !

George Steinmetz – Recouvertes d’une solution verte pour prévenir les infections cutanées, 13 500 truies attendent d’être inséminées artificiellement dans une ferme d’élevage, au Brésil. 

Où sont-ils encore les «petits paysans» ? On en trouve quelques traces dans l’exposition, comme le buffle dans une rizière en terrasse, en Chine, ou, sur les pentes d’un volcan dans les Canaries, les cratères dans lesquels sont produits des raisins. L’exposition décrypte le système économique en cours et ses conséquences, par exemple avec l’image d’une vaste étendue de sable. C’est le delta du fleuve Colorado, autrefois la plus grande zone humide d’Amérique du Nord. Elle a été privée de 90 % de son eau, détournée par des barrages et des réseaux d’irrigation. Cela ne vous rappelle-t-il pas la controverse sur les «méga-bassines» ?

La submersion marine sur la côte languedocienne… et celle qui frappe Jakarta

Autre rapprochement entre Visa pour l’image et notre région : le BRGM (Bureau des recherches géologiques et minières) a publié récemment une carte interactive des zones exposées à la submersion à marée haute.  Pour le littoral languedocien, les surfaces concernées sont impressionnantes. On songe aux débats qui ont pointé, ces derniers temps, sur le recul des zones côtières et le déplacement de l’urbanisation, lorsqu’on parcourt l’exposition Migration de la capitale indonésienne : l’histoire de deux villes.

Cynthia Boll

Cynthia Boll y montre comment la montée du niveau de la mer et les inondations ont conduit le gouvernement à lancer le déplacement de la capitale de l’Indonésie de Jakarta à Nusantara. Cette opération pharaonique, qui mobilise 150 000 ouvriers, entend régler les graves problèmes sanitaires et économiques actuels dûs aux inondations. Objectif : réaliser une ville durable. Mais des difficultés apparaissent déjà : ainsi, la poldérisation de la baie menace l’activité des pêcheurs.

Où trouver une raison d’espérer ? Dans la mer d’Aral !

Dans cet océan d’incertitudes et d’inquiétudes émerge une question persistante sur les enjeux environnementaux : où trouver une raison d’espérer ? De manière inattendue : dans la mer d’Aral, archétype de la catastrophe écologique. C’était la quatrième plus vaste étendue lacustre du monde. Les deux fleuves qui l’alimentaient ont été détournés pour produire du coton. Tiens, revoilà l’agro-industrie ! La mer d’Aral a perdu 90 % de son volume. Désastre humain et économique. Mais voilà qu’une transformation spectaculaire s’est opérée : reboisement, lancement d’une pêche et d’une agriculture durables, avec des innovations, comme une écloserie de poissons ou des techniques d’amélioration de la productivité des sols salins. Dans l’exposition Après la mer d’Aral, Anush Babajanyan raconte la résilience de bassin de vie et la ténacité de sa population.

Anush Babajanyan

Cette halte sur les rives de la mer d’Aral est une des étapes d’un des multiples parcours que l’on peut composer. Bien sûr, Visa pour l’image n’est en rien un choix d’agréables promenades colorées d’exotisme, façon agence de voyages. On s’y heurte aux fracas, à la brutalité du monde, à la violence contre les femmes, les enfants, les hommes, celle des guerres, mais aussi celle de maintes situations sociales.

Gorgé d’images à l’excès, saturé, on peut quitter Visa pour l’image épuisé par ce cumul de malheurs et de souffrances. Et avec la tentation de tourner la page de cet immense album. On peut aussi considérer que, confronté à des réalités, on repart mieux informé. Beaucoup des images présentées n’ont que peu ou pas leur place dans les journaux, les magazines, les journaux télévisés. On peut aussi considérer qu’on y a, modestement, conforté son rôle de citoyen du monde. En tout cas, parce que Visa pour l’image nous renvoie vers nous, on sait qu’on y a vécu son état d’humain, simplement humain.

Visa pour l’image, jusqu’au 14 septembre 2025. 

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