Rachid Benzine : « La lecture est la plus humble et la plus révolutionnaire des révoltes »

Chercheur, romancier, politologue, islamologue, Rachid Benzine a publié un roman qui fera date : L’homme qui lisait des livres (Julliard) où il proclame sa foi dans les mots, dans la fiction, dans la lecture, pour dire et vivre la tragédie de Gaza. Il était invité au festival Arabesques à Montpellier, ce week-end, avant d’être sur le plateau de La Grande Librairie sur France 5, ce mercredi 24 septembre.

Il arrive en géant tranquille dans la mezzanine boisée du théâtre Jean-Claude Carrière. Dépassant tout le monde de plusieurs têtes. Son roman se vend bien, connaissant un succès net auprès des libraires et du grand public, un peu moins auprès des médias nationaux. Trop touchy.

Il était déjà venu au printemps pour rencontrer les jeunes d’UNiSONS, l’association qui porte le festival des arts du monde arabe. On lui rappelle Issue de secours, l’association qu’il avait animée à Trappes dans sa jeunesse, et illustre ses affinités avec la structure d’insertion montpelliéraine, et ce souvenir l’amuse. «On organisait des bals à 2 Francs…»

Le gamin de Trappes a fait du chemin. Arrivé du Maroc à l’âge de 7 ans (il est né à Kenitra, ville du nord-ouest), il est une des gloires de Trappes, tout comme ses copains Omar Sy et Jamel Debbouze. Il y vit toujours. Trappes « qui a vu partir quelques jeunes faire le Djihad », nuance-t-il. Avec Omar Sy, il a d’ailleurs un projet d’adaptation au cinéma de son roman Les silences des pères.

Le nom de Benzine est associé à cette nouvelle génération d’intellectuels qui prône un travail critique et ouvert sur le Coran. Un livre marquant : Les nouveaux penseurs de l’Islam (Albin Michel, 2008). Un autre, dont on espère qu’il est lu dans les écoles : Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017), où il dialogue avec la rabbine Delphine Horvilleur.

Un de ses livres s’est beaucoup vendu à la librairie éphémère d’Arabesques : Les Silences des pères (Seuil), paru en 2023. Où un fils, devenu grand pianiste, en triant les affaires de son père décédé avec lequel il était fâché depuis longtemps, découvre des cassettes où celui-ci s’adresse à son propre père resté au Maroc. Une génération de fils aux pères taiseux, aux silences qui abîment.

Une vie de palestinien

On retrouve ce principe narratif dans ce dernier livre qui restitue l’histoire d’une vie, de la vie d’un homme, au cœur de l’histoire. Dans Gaza sous les bombes, un photographe rencontre un vieux libraire dans sa minuscule échoppe. Il raconte : sa vie de Palestinien, né en 1948, l’année de la création d’Israël, dans un village du sud de Haïfa. Dont sa famille est chassée par la Haganah, préfiguration de Tsahal. Puis c’est la Nakba. Notion sur laquelle on débat pour savoir si elle s’applique à la situation actuelle.

Ensuite 20 ans dans un camp. Le camp d’Aqabat Jabr, sous des tentes. Puis dans un autre camp Jabaliya, pas loin de Gaza ou son père trouve un travail de pêcheur. Où il vit la Guerre des 6 jours en 1967. «Pour nous à Gaza, l’apocalypse». Son frère, ses grands-parents sont tués. Dans Gaza, prison à ciel ouvert où l’on hume les effluves de la mer, il vit, vingt ans plus tard, les Intifadas ou les guerres des pierres. Il prend les armes, est arrêté et mis en prison pendant 20 ans. Et 2009, c’est l’opération «Plomb durci». Puis la guerre née du 7 octobre 2023.

«Journée ordinaire. Hier, deux frappes ont tué quatre gamins dont le seul crime avait été de jouer au foot sur la plage». Ainsi démarre ce roman. On pense au Gaza d’aujourd’hui mais il y est écrit que «les couleurs éclatent sous la lumière». Alors que c’est désormais un gris uniforme qui domine dans l’enclave palestinienne. Et c’est un photographe qui parle, français, alors que la presse internationale n’y a pas accès.

Rachid Benzine a déplacé son histoire dans le temps, dix ans avant. Il n’est pas allé à Gaza. C’est un Gaza de composition qu’il raconte : des amis palestiniens lui parlent au téléphone, des photos l’ont inspiré.

En couverture, on reconnaît un célèbre libraire de Rabat. C’est lui ! Il le confirme. Mohamed Aziz, dont la photo a fait le tour du monde, est bien son modèle. Il offre cette photo, cette mise en abyme du libraire de l’avenue Mohamed V lisant son livre.

La portée de la fiction

Les ressorts du roman viennent dire, subtilement, se laissant découvrir au fur et à mesure, ce qui sous-tend désormais l’œuvre de Benzine : «J’ai arrêté les essais. Pour dire le monde, pour parler de Gaza, je préfère la fiction».

En disciple de Paul Ricoeur, -il est chercheur-associé au sein du Fonds qui porte le nom du grand philosophe français-, Rachid Benzine croit en la portée de l’imagination. Alors que Jean-Pierre Filiu dans le remarquable Un historien à Gaza (l’autre grand livre à lire sur Gaza), travaille la matière du réel («mais l’historien produit aussi un récit» souligne Benzine), il a agi en romancier, a raconté une histoire et non l’histoire.

Un livre sans colère mais politique

«Il s’agit de retrouver un espace commun, sans nier le réel. Le réel est violent, il est tragique, il faut se le coltiner mais être encore capable de voir la beauté, l’amitié, l’amour. Mahmoud Darwich le dit : Nous les palestiniens, nous souffrons d’un monde incurable que nous appelons l’espoir. Quand vous vivez la guerre, vous n’avez pas d’autres moyens de survivre que d’espérer. Ce qui m’intéresse, c’est cela : comment on tient ?»

Y a-t-il plus beau et plus explicite agencement de mots pour dire Gaza que ce vers dans le très beau poème de Mourid al Barghouti, cité dans la roman (Les gens de la nuit) : «Je crois que la mort a fait de nous son peuple».

Le frère du libraire lui a dit avant de mourir : «Lis, Lis jusqu’à en perdre la raison». Sous les bombes, dans la misère des habitations de fortune, il a tout lu. Malraux, Frantz Fanon, Primo Lévi, Hugo, Homère. A travers lui, l’auteur fait cette proclamation : Lire est un acte de résistance. «C’est cela un grand livre, un monde, un refuge et un miroir». «Au cœur du chaos, a-t-il expliqué à Montpellier, la lecture demeure la plus humble et la plus révolutionnaire des révoltes : c’est dire encore «nous existons». Mais ceci vaut pour toutes les existences, pas seulement les vies de Gaza». Le livre s’adresse à un endroit de nous-même, qu’on ne peut annexer. «Une intimité, une liberté qui ne peut pas être colonisée».

Lors de cette rencontre, il s’est montré d’un optimisme rafraîchissant qui tranche avec l’accablement de la moyenne des échanges sur un sujet qui nous a tous déchirés, nous divise, nous fait perdre des amis. «La France a la plus grande communauté arabe d’Europe mais aussi la plus grande communauté juive, et malgré les tensions dans le débat public, cela ne se passe pas si mal, comparé à d’autres pays». Il a dit sa foi dans l’avenir sur Gaza, se réjouissant de la reconnaissance par la France de l’état de Palestine. On voit d’ailleurs, dans une de ses stories, les images du drapeau palestinien érigé à Trappes.

A la question : « peut-on croire encore en Dieu, quel qu’il soit, après le 7 octobre et Gaza ?  » Il répond : « Dieu ne peut pas intervenir constamment. Il doit abdiquer sur la question de la puissance. Pour que l’homme soit libre, il doit abdiquer. Comme les parents renoncent à leur puissance pour permettre à leurs enfants de grandir. C’est la seule position qui me paraît rationnelle« . 

Raphaël Enthoven : l’effondrement de la pensée

Enfin, ces mots sur Raphaël Enthoven et sur son raccourci polémique sur la presse à Gaza (*) : «Raphaël Enthoven est représentatif de l’effondrement de la pensée, a-t-il commenté, à la fois cinglant et tranquille. Comment réfléchir et dire des choses en 150 mots ? Le penseur, l’intellectuel a une responsabilité de la parole. Quand quelque chose peut-être mal compris, je ne l’écris pas. Ensuite, il va à l’encontre de la vérité. On ne peut pas vouloir être critique et propager des contre-vérités. En revanche, lui interdire de venir (ndlr : dans un salon du livre à Besançon), je ne suis pas d’accord».

L’homme qui lisait des livres, Rachid Benzine, Julliard, 125p, 18€.

Photo de UNE @Luc Jennepin, photo du libraire de Rabat @Rachid Benzine, photo de Delphine Horvilleur et Rachid Benzine @Public Sénat.

(*) «Il n’y a aucun journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse».

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