Ariane Ascaride, 70 ans, est une figure du cinéma français. On la connaît surtout comme actrice fétiche dans les films de son époux Robert Guédiguian mais elle a tourné avec Dominique Cabrera et Emmanuel Mouret. Féministe, engagée, elle a incarné au théâtre Gisèle Halimi ou récemment Gisèle Pelicot au festival d’Avignon. Elle joue actuellement Touchée par les fées : un solo autobiographique qui lui a valu d’être harcelée (*). Présidente du jury de l’Antigone d’Or, principal prix du Cinemed qui s’ouvre ce vendredi 17 octobre, elle évoque dans cet entretien ce qu’est un bon film pour elle, le féminisme, et donne son avis sur la polémique autour de Charlotte Gainsbourg.
Le Festival Cinemed démarre ce vendredi 17 octobre. Pour cette édition, LOKKO réalise des ITV filmées en partenariat avec Acfa Multimédia.
LOKKO : Ariane Ascaride, on peut parler d’une forme de fidélité avec le Cinemed qui a eu un grand moment avec «La famille Guédiguian» en 2018.
ARIANE ASCARIDE : C’est un des premiers festivals qui a montré Le dernier été (le premier film de Robert Guediguian, 1981). Une relation, oui, d’amitié et de fidélité.

Ariane Ascaride et Robert Guédiguian au Cinemed en 2018.
Plus largement, ça incarne quoi le cinéma méditerranéen à vos yeux ? On dit souvent c’est un cinéma tragique ou porteur de tragique.
Vous savez bien que le bassin méditerranéen est le berceau des tragédies antiques. Il y a une tradition une culture, une parole tragique mais pas que. Ce cinéma a aussi une capacité de comédie. Je me réfère aux comédies italiennes où quelques cinéastes ont été des dieux de la comédie. La Méditerranée est aussi le berceau de l’Europe. On y trouve tout. Une force incroyable.
Je vais regarder les films comme une spectatrice
En tant que présidente du jury du prix Antigone, comment allez-vous travailler ?
Je ne travaille pas. Pas du tout ma chère… Moi, je vais regarder les films comme une spectatrice. Parmi les camarades qui sont au jury, il y en a deux qui sont critiques de cinéma. Je sais très bien, qu’à un moment donné, je vais me «friter» avec eux parce que leur lecture ne sera pas du tout la même que la mienne. Ce que je veux, c’est toujours la même chose : être émue et obligée de réfléchir. Voilà. C’est comme ça que je regarde les choses.
C’est quoi un film qu’on a envie de primer, ses atouts ?
Je pense qu’on prime un film quand on ne peut pas faire autrement. Parce que vous le recevez d’une manière si forte que c’est une évidence. C’est ça moi qui m’importe, c’est cette évidence. Alors après, on peut trouver que c’est bien filmé, apprécier comment c’est mis en place, aimer la mise en scène, mais à un moment donné, il ne faut même plus se poser cette question. Moi, ce que j’aime, c’est qu’on ne voit pas le travail justement. Un bon film, c‘est un bouleversement et une réflexion. Je maintiens toujours que les deux vont ensemble.

Dans son dernier rôle au cinéma : La Pie voleuse de Robert Guédiguian (2025).
On est un peu surpris de voir dans la sélection officielle La Voix de Hind Rajab, le film de Kaouther Ben Hania, primé à Venise et jouissant déjà d’une notoriété mondiale.
Ecoutez, moi j’aime beaucoup cette fille. Et je n’ai pas encore vu le film, voyez. Comment vous dire ? Je fais partie d’un prix littéraire : le prix Gisèle Halimi. J’avais, hier, une réunion de sélection et nous avons évoqué un livre également sélectionné pour le Femina et le Goncourt. En nous demandant si c’était un critère suffisant que ce livre soit sélectionné ailleurs pour ne pas le prendre. Je ne crois pas.
Cela surprend peut-être davantage dans le cadre d’un festival d’un cinéma méditerranéen avec des films fragiles, aux débouchés très improbables et qui auront du mal sans le soutien du festival.
Oui bien sûr, mais je ne peux pas me permettre de parler comme ça parce que je ne serais plus dans une position du simple recevoir. Si je me mets ce genre de choses dans la tête, ma vision du film sera faussée.
Un film palestinien ne m’intéresse pas en tant que tel
Le cinéma est en première ligne sur les grands sujets d’actualité ce qui le rend si passionnant. L’an dernier, l’Antigone d’Or attribué à un film palestinien a fait débat d’autant qu’il y avait, dans cette édition, une faible représentation du cinéma israélien. Vous avez une sensibilité particulière sur ce qui se passe à Gaza. Vous avez dit, en forme d’adresse à Netanhyaou : «Aimez-vous si peu les enfants de votre pays pour en faire les éternels héritiers de ce génocide ?». Dites-moi si cette phrase est bien de vous.
Absolument.
Du coup, comment partager des choix dans un contexte aussi complexe ?
Un contexte terrifiant, je dirais. Je vais vous répondre que je n’en sais rien. Voilà. C’est ce que je peux dire si je veux être tout à fait honnête et ne pas vous faire des phrases bien tournées. Je viens d’abord voir du cinéma. A l’intérieur des films que je vais voir, il y aura certainement des histoires qui seront racontées, qui raconteront la société dans laquelle ces films ont été tournés. Et à ce moment-là, je me poserai des questions. Mais je ne vais pas me poser des questions maintenant.
Je ne suis pas une mère dont le fils a été tué par une roquette
Je sais bien que je suis toujours vécue comme quelqu’un d’engagé et je ne le refuse pas. Vous voyez, à l’âge que j’ai, ce n’est pas maintenant que je vais changer. On fait mourir des gens et on noie d’autres gens -je pense aux Israéliens- dans des grands traumatismes. C’est très difficile pour moi de parler de tout ça parce que, malgré tout ce que je peux dire, et quoique je dise, je me sens coupable de me lever le matin -c’est ce que je dis à mes enfants- sans bombe qui me tombe sur la gueule. Je ne suis pas une mère dont le fils a été obligé de partir à l’armée. Et de l’autre côté, je ne suis pas une mère qui pleure ses enfants tués par une roquette. Mais ce n’est pas comme ça que je regarde ces choses. Vous comprenez ? Un film palestinien, il ne m’intéresse pas en tant que tel. Je peux le trouver à chier. Mon propos n’est pas de faire de ma présidence une tribune politique, mais de donner un prix à un film qui à mon sens, le mérite, c’est tout. L’art, c’est la transcendance de la réalité. Ne l’oublions pas.

La polémique Charlotte Gainsbourg : des histoires de bourgeois
Vous avez joué la pièce Gisèle Halimi, une farouche liberté d’après le livre de Annick Cojean (ci-dessus). La polémique autour du choix de Charlotte Gainsbourg pour incarner la célèbre avocate au cinéma vous inspire quoi ?
C’est des histoires de bourgeois. Ça va, quoi. Il y a des choses beaucoup plus importantes dans la vie. Je vais aller voir le film pour voir si c’est bien ou pas. Je ne suis pas obligatoirement d’accord avec la tribune que Charlotte Gainsbourg a signé. Je sais que Gisèle Halimi a toujours été une grande défenseuse de la Palestine. Je le sais pour l’avoir interprétée et pour avoir vraiment eu un bonheur fou à le faire. Le travail que cette femme a fait, comment elle s’est sortie, d’où elle venait et comment elle ne l’a jamais oublié. Avec sa mère qui a toujours fait passer ses frères avant elle. Ce n’est pas du tout la vie de Charlotte Gainsbourg et je ne le lui reproche pas d’ailleurs, pas du tout. Je sais très bien que les deux frères ne sont pas d’accord et ils ne sont jamais d’accord sur rien d’ailleurs. Il y a des choses pour moi dans la vie, plus importantes. Voilà, c’est tout.
En tant que féministe, que diriez-vous de la progression de la place des femmes dans le cinéma et le théâtre ? On a l’impression que tout reste très fragile.
Ah oui, très fragile. On ne peut pas dire mieux. Très fragile. On fait deux pas en avant et hop, on nous pousse à faire un pas en arrière. Il faut rester en position de guerrière. Ce n’est pas réglé. Et avec les temps qui arrivent, je pense que ce n’est pas réglé du tout. Il y a des forces réactionnaires qui se remettent en place d’une manière absolument incroyable. Hier soir, Annick Cojean me racontait des choses justement qui se passent aux États-Unis où se perd le droit d’avorter. Terrifiant. Il y a des États où, bientôt, ce ne sera plus légal de recourir à la pilule. Je dirais juste ça : quand tu es une fille et que tu parles, ça coûte très cher.

Au festival d’Avignon 2025, l’hommage à Gisèle Pelicot.
Le féminisme, un boulot de titan
Vous avez dit dans une interview : «certains hommes ne sont pas conscients de leur folie». On peut l’entendre en lien notamment avec l’affaire Pelicot vous qui avez incarné Gisèle Pelicot au dernier festival d’Avignon. Est-ce que c’est à cet endroit que ça coince à votre avis ?
Des avances restent à faire à tous les endroits. Dès la maternelle. J’ai un petit fils que je vais chercher parfois à l’école. Et j’ai constaté un truc très rigolo : les garçons, ils prennent toute la place dans la cour de la récréation alors que les filles, elles, sont contre les murs.
Encore.
Mais bien sûr. Il y a des tas de choses que les hommes pensent être naturelles. Elles ne le sont pas, elles sont culturelles. Je ne leur en fais pas le reproche, vous voyez. J’essaie juste de dire : peut-être, ce comportement, n’est pas obligatoirement naturel. Voilà. On voit bien qu’en même temps qu’une parole se libère de la part des femmes, on assiste à un grand retour du virilisme et ça ne va pas prendre 10 ans ou 20 ans mais beaucoup plus.
Il faut réfléchir, se poser des questions philosophiques. Il y a des combats de l’immédiateté mais, au-delà, réfléchir, se servir des auteurs, c’est un boulot de titan. Voilà. Et simplement, simplement, se soutenir. Nous en avons besoin.

Vous ne voulez pas évoquer, dans cet entretien, le harcèlement qui vous vise en jouant Touchée par les fées (photo), où vous évoquez l’agression sexuelle de l’un de vos frères (*).
En effet.
Mais parlons quand même de cette pièce qui est une pièce du dévoilement.
Une pièce d’abord drôle. Non, non, il n’y a pas beaucoup de dévoilement. C’est un travail que l’on fait depuis 15 ans avec Marie Depleschin dont il y a eu plusieurs versions. Ce n’est pas du tout un spectacle triste. C’est quelqu’un qui raconte d’où elle vient. Un spectacle de théâtre avec une actrice arrivée à un certain âge qui décide de faire son oraison funèbre à la place des autres, n’étant pas sûre qu’on va dire les bonnes choses. Dans les enterrements, on raconte des choses toujours formidables sur les gens mais ils ne l’entendent pas. Alors là, elle le dit à l’avance. Elle dit : voilà qui j’étais.
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De Jeannette à Gisèle Halimi : des vies de femme
Ariane Ascaride connaît la consécration avec son interprétation dans Marius et Jeannette (photo) qui lui vaut la reconnaissance du public et un César de la Meilleure actrice en 1998. La Villa, du même Robert Guédiguian, présenté à la Mostra de Venise en 2017, a connu aussi un grand succès public et critique. En 2018, elle a reçu, pour le film Il Rumore del Sol de Mirko Locatelli, le Prix de la meilleure interprétation féminine au Festival de Cape Town (Afrique du Sud). En 2019, la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine à la Mostra de Venise pour sa prestation dans Gloria Mundi de Robert Guédiguian.
Le théâtre jalonne également sa carrière, dans de nombreuses pièces du répertoire contemporain. Notamment, en 2018, pour la reprise au Théâtre du Soleil de L’envol des cigognes et Le Dernier Jour du jeûne de Simon Abkarian, l’histoire méditerranéenne de trois générations d’une même famille, ballotée entre guerre et exil sur une période de dix ans.
À La télévision, elle fait ses premiers pas dans le format « série » en 2019 en jouant dans Les sauvages de Rebecca Zlotowski avec Roschdy Zem sur Canal Plus et Possessions de Thomas Vincent.
En 2010, Ariane Ascaride a signé sa première réalisation -elle s’en était déjà approchée en co-écrivant avec Robert Guédiguian le scénario de Le voyage en Arménie pour lequel elle a obtenu le Prix d’interprétation au Festival de Rome en 2007- avec Ceux qui aiment la France, dans la collection «Identités» de France 2.
En 2018, elle publie Une Force et Une Consolation sur son enfance à Marseille dans une famille d’immigrés italiens, aux éditions de l’Observatoire, écrit avec Véronique Olmi et en 2021 Bonjour Pa’ aux éditions du Seuil, en hommage à son père.
Elle a tourné Divertimento de Marie-Castille Mention Schaar en 2021. Elle était également à l’affiche de La Pie voleuse de Robert Guédiguian en 2025.
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(*) Ariane Ascaride a porté plainte, le 3 octobre dernier, contre X pour «harcèlement moral et sexuel» pour tenter de retrouver le ou les corbeaux qui lui ont adressé des dizaines de lettres anonymes violentes et insultantes au sujet du spectacle Touchée par les fées où elle révèle «pour la première fois, avoir été victime dans son enfance d’agressions sexuelles de la part de l’un de ses frères» (sur France Inter). «J’ai reçu beaucoup de lettres anonymes disant des choses absolument épouvantables, tout simplement parce que je fais ce spectacle-là», a déclaré la comédienne à l’antenne, se disant «harcelée». «Je tiens à dire que je continuerai à jouer ce spectacle envers et contre tout». Ces courriers l’accusent par exemple d’être une affabulatrice ou comportent des messages à connotation sexuelle ou sexiste.
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Photo à la UNE @DR, photo Marius et Jeannette et La Pie voleuse @Agat Films, photo Gisèle Halimi @Thomas O Brien, photo Gisèle Pelicot @Festival Avignon, photo Touchée par les fées @Louie-Salto.
