FRAGMENTS, un collectif contre l’invisibilisation des femmes dans le jazz

Fraîchement propulsé sur les réseaux via l’annonce du lancement de son site, le collectif FRAGMENTS, dont le siège social est à Montpellier, entend lutter contre l’effet Matilda (*) dans le jazz avec pour fil conducteur son exposition itinérante «Femmes de jazz, une autre histoire du jazz» mettant en avant des instrumentistes injustement oubliées.

Avez-vous déjà entendu parler de Viola Smith ? Sans doute pas. Pourtant, surnommée à son époque «la batteuse la plus rapide du monde», elle a marqué l’Histoire de la musique, notamment au sein des big bands de swing des années 1930 et 1940. Son approche novatrice de la batterie aurait même inspiré l’invention de la double caisse (ici, Viola Smith et sa sœur, Mildred, avec leur propre groupe de jazz féminin appelé The Coquettes). 

En 1942, elle publie dans le magazine DownBeat un plaidoyer avant-gardiste intitulé Give Girl Musicians a Break !Donnez leur chance aux musiciennes !»), appelant à plus d’égalité entre les genres et encourageant ses consœurs à s’imposer dans les orchestres. Elle y défendait la légitimité des musiciennes, bien plus méritantes que certains musiciens médiocres qui n’avaient obtenu leur place que grâce à l’absence des titulaires partis au front.

3 % de directrices artistiques et programmatrices  

Plus de 80 ans plus tard, le jazz reste une musique en constante évolution sur le plan esthétique. Pourtant, bien que des Esperanza Spalding outre-Atlantique ou des Anne Paceo par chez nous, ont réussi à s’imposer, les femmes n’y occupent toujours pas une place égale à celle des hommes. S’il a su se réinventer artistiquement au fil des décennies, il semble en revanche toujours peiner à progresser en matière de transformation des mœurs.

Les femmes sont très majoritaires parmi les chanteuses (83 %), mais restent largement minoritaires parmi les instrumentistes : elles représentent en France moins de 10 % des effectifs en batterie/percussion, piano/clavier ou cuivres. Et elles occupent seulement 3 % des fonctions de direction artistique et de programmation dans les structures de diffusion*.

L’absence de modèles féminins pourrait être l’une des causes principales de ces inégalités. Pourtant, il en a existé, comme Viola Smith, mais elles ont été éclipsées de l’Histoire. C’est de ce constat qu’est né FRAGMENTS, un collectif de militant·es passionné·es mené par un trio de professionnelles libérées, déterminées, expertes du milieu culturel.

Elles ont en commun d’être des férues de la discographie de Mary Lou Williams et sont ou ont été des protagonistes d’OCCIJAZZ : ELSA VIGUIER (ex-chargée de communication à Millau en Jazz), invitée récemment sur FIP, LOU PRIGENT (attachée de production chez Jazz à Junas) et SANDRINE LE MALÉFANT (ex-chargée de projets pour le Festival Koa et formatrice au Jam). De gauche à droite sur la photo @Jérémie Lusseau).

La marraine Rhoda Scott

Ensemble, elles ont décidé de se retrousser les manches pour lutter contre cette injustice, rameutant pour ce faire toute une clique d’engagé·es et une marraine de renom : la grande Rhoda Scott.

Sur la page d’accueil du site flambant neuf de FRAGMENTS, on peut lire cette citation attribuée à Marguerite Nebelsztein, une des autrices du collectif Georgette Sand, à l’origine de l’ouvrage Ni vues ni connues. Panthéon, Histoire, mémoire : où sont les femmes ? (2017) : «L’invisibilisation est le fait de faire disparaître une femme de l’Histoire. Les mécanismes sont multiples : faire passer la femme au second plan, la faire disparaître complètement, minimiser son action, travestir sa vie, diminuer ou voler son travail, la cantonner à la femme ou la sœur de, l’auto-invisibilisation».

Une fois ce diagnostic établi, comment corriger cet effacement ?

«Pour faire découvrir ces musiciennes au public, l’idée d’une exposition s’est imposée, mais nous voulions éviter tout format standard. Nous avons donc mis l’accent sur une scénographie immersive, recréant l’ambiance d’un club de jazz, tout en assurant une rigueur scientifique. Notre objectif est simple : prouver de manière irréfutable que ces femmes ont façonné l’Histoire du jazz au même titre que de grandes figures comme Thelonious Monk ou Miles Davis. La différence ? Elles ont été rayées de l’Histoire. Le fait que même une pionnière comme Viola Smith ait été omise de certaines éditions du Dictionnaire du Jazz en dit long sur l’ampleur de cet oubli» confie Sandrine Le Maléfant.

L’exposition des oubliées 

Portée au départ par la fédération Mouvement HF -fédération née suite à un rapport ministériel de 2006 révélant les fortes inégalités entre les hommes et les femmes dans le secteur des arts et de la culture-, dont elles se sont aujourd’hui émancipées pour créer leur propre structure tout en gardant un attachement indéfectible à la notion de matrimoine, nos trois fantastiques ont créé une exposition Femmes de jazz, une autre histoire du jazz en chinant dans les disquaires, sur le net -en quête de disques, d’objets, de photos, de partitions et de coupures de presse collectors-, et en prenant contact avec des ayants droit des ces oubliées : comme des descendants de Marian McPartland (pianiste née à la fin de la Première Guerre, comptabilisant plus de 70 albums, et lauréate d’un Grammy pour son travail de pédagogue) et de Rosetta Reitz, féministe et historienne du jazz dont le label, Rosetta Records, publia dans les années 80 les musiques des premières femmes du jazz et du blues.

Il en résulte un véritable petit musée itinérant, déjà passé par Montpellier, Junas, Millau et Besançon. Qui a donc demandé des recherches exigeantes mais qui ne se veut surtout pas destiné uniquement à une niche. L’accessibilité au plus grand nombre, l’inclusivité, étant d’autres grands principes auxquels FRAGMENTS tient.

Des chanteuses sexualisées 

Quand on interroge Sandrine Le Maléfant sur pourquoi il est si important de parler des instrumentistes alors que le commun des mortels connaît peut-être davantage les noms de Billie Holiday et Ella Fitzgerald que ceux de John Coltrane et Charles Mingus, elle nous renvoie aux recherches de la sociologue Marie Buscatto et à son ouvrage Femmes de jazz : Musicalités, féminités, marginalisations (CNRS, 2008) : «Elle y démontre que la chanteuse a longtemps eu un statut très particulier au sein de la musique jazz, une sorte de sous-catégorie. Elle n’était pas considérée comme une réelle musicienne et pouvait être dénigrée. Notamment par ses pairs. Il y avait une tendance chez les jazzmen de les accompagner sans vraiment les considérer à part égale. Ils le faisaient juste pour les cachets. Pour faire rentrer des sous dans la marmite. De plus, elles étaient érigées au rang de diva, de muse, et de fait elles étaient sexualisées et n’étaient pas intellectualisées.»

À la question de savoir s’il y a toujours des inégalités aujourd’hui dans le jazz, elle répond : «C’est en train d’évoluer, mais on n’est pas à l’abri que cela régresse. Il faut rester vigilant. Les femmes restent sous-représentées. Diriger une jam par exemple, quand tu es une musicienne, reste très rare et peut être compliqué ; on peut remettre en question leur autorité. Dans ma fonction de chargée de communication, j’ai déjà eu droit à des remarques salaces en backstage

Des modèles pour les générations futures

Pour recoller les morceaux -d’où le nom du collectif et son logo-, en complément de son exposition, FRAGMENTS propose des siestes musicales autour de l’Histoire des musiciennes du jazz, des séances jeunes publics, des conférences pour le public adulte, et a dans les cartons un projet de livre jeunesse. Pour que les futures générations aient leurs modèles et ne soient plus sujettes à cet effet Matilda appliqué au jazz.

Phénomène que l’on pourrait appeler ici : l’effet Viola (Smith).

(*) Effet Matilda : phénomène consistant à minimiser, voire à nier, la contribution des femmes à la recherche scientifique, au profit d’une postérité essentiellement masculine. Le phénomène a été théorisé sous ce nom dans les années 1980 par l’historienne des sciences américaine Margaret W. Rossiter.

Rhoda Scott sera en concert le lundi 20 octobre à l’Opéra Comédie aux côtés de Emmanuel Pi Djob. Un concert solidaire au profit d’Habitat et Humanisme (photo Alexandre Lacombe).

 

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