Au Cinemed : le somptueux Étranger revisité de François Ozon

Présenté en ouverture du Cinemed, L’Étranger de François Ozon livre une lecture assez fidèle de Camus, actualisant subtilement la question coloniale, et la place des femmes dans le livre mythique, dans un film d’une esthétique de haute tenue. Sortie le 29 octobre.

 

D’abord le noir et blanc somptueux qui nous inscrit dans la mémoire -sans couleur- de l’Algérie coloniale, mais nous relie aussi à l’histoire du cinéma. Le film est truffé de références, entre autres, Le Septième Sceau de Bergman dans une scène onirique où Meursault dit ses derniers mots à sa mère, avant l’échafaud. Ou encore Sergio Leone pour les scènes extérieures de la pampa algérienne. Un noir et blanc d’un chef opérateur de génie, qui dilate le temps, sublime la contradictoire noirceur de la Méditerranée.

Meursault vient d’enterrer sa mère, et dans un geste inexplicable tue un Arabe sur une plage près d’Alger. S’attaquer à un livre réputé inadaptable, peu narratif, n’était pas venu à l’esprit de François Ozon, le populaire cinéaste français, à qui l’on doit l’irrésistible Huit femmes. Ce livre, il l’a abordé à partir du personnage de Meursault qui le fascine : «mystérieux, fort, opaque».

Un mythe littéraire qui rappelle un cousin philosophique : Bartleby, son insoumission sans justification. Le taiseux Meursault, étranger à lui-même, a inspiré Le Samouraï de Melville ou le héros d’Un cœur en hiver de Claude Sautet, selon les références données par François Ozon lui-même lors de son passage éclair à Montpellier (ici, avec Christophe Le Parc et Géraldine Laporte du Cinemed, le soir de l’ouverture du festival). Ou Robert Smith (The Cure) ! Dont on entend la chanson Killing an Arab à la fin du film.

Un crime colonial ? 

François Ozon a consulté des archives, vu des photos, rencontré l’un des meilleurs experts de Camus, Mohammed Aïssaoui. Reconstitué rigoureusement l’Alger des années 30… à Tanger. Et produit une version sans sacrilège, revisitant l’œuvre légendaire sans liberté dérangeante, «dans la continuité de la pensée de Camus». Le film a d’ailleurs plu à sa fille et légataire Catherine Camus.

Toutefois, par quelques détails, finement insérés, dans les interstices du film, le cinéaste recompose son étranger, pose son regard de cinéaste de 2025. 80 ans après le livre, sorti en 1942, «ce premier roman qui a totalement échappé à Camus», le film fait affleurer la question coloniale plus que ne le fait le livre à travers le personnage de Djamila dans le cœur de laquelle la colère d’un peuple gronde. «Camus était conscient de l’indigénat. Il a écrit sur la Kabylie» mais il a réfuté la lecture politique de son roman.

La sœur de la victime a compris ce que les autres ne voient pas : l’Arabe est au second plan dans un procès kafkaïen où un homme est surtout jugé pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Mais la scène du soleil, fascinante bascule du livre, est sublimée, permettant de maintenir le mystère camusien. Meursault a été aveuglé, c’est pourquoi il tire sur un homme à terre.

Autre «détail». Sur la pierre tombale de la victime, un nom : Moussa Hamidi. C’est une petite révolution par rapport à un livre qui anonymisait les Arabes.

Revisite subtile aussi de la place des femmes, mieux incarnées. La toxicité masculine est sans ambiguïté dans la version du cinéaste avec un Pierre Lottin, magistral, en maquereau brutal.

Un Étranger sensuel 

Enfin, c’est un Étranger sensuel, magnifique -«Camus dans les années 30 était très beau»- qu’incarne Benjamin Voisin, « une beauté à la James Dean », déjà vu dans Été 85. Tellement imprégné par son personnage qu’ «il ne disait pas bonjour le matin sur le tournage et rentrait à l’hôtel pour regarder les mouches du plafond alors que l’équipe allait boire des coups».

Ah, cette hypothèse du désir homosexuel entre le meurtrier et la victime dans une autre scène d’anthologie… Ailleurs, les corps du couple formé par Meursault et sa fiancée Marie sont filmés de près mais des limites ont été posées : «Je me voyais mal filmer Meursault en train de jouir» (ici, dans une rencontre publique animée par Thierry Laurentin).

Vus par des yeux de 2025, ce Meursault, à une époque où l’on parle davantage de psychiatrie que de philosophie, pourrait-il relever d’un trouble mental, se sont interrogés quelques spectateurs-trices après la projection ? D’ailleurs, sur le tournage, Rebecca Morder (Marie) s’est souvent demandé comment son personnage pouvait aimer un tel homme. 

Sauf que la scène du pétage de plomb avec le prêtre, avant de mourir, où l’homme révolté éructe, avoue sa peur, rejette le renfort de Dieu, le sauve à nos yeux, «et sauve aussi le livre» a analysé François Ozon. Avant de passer à l’échafaud, il revient à lui-même, d’une longue absence. Nous sommes tous Meursault avec Camus qui était plutôt du côté de la solaire Marie, le meilleur de nous-même.

Cinemed jusqu’au 25 octobre.

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