Tolérance zéro pour la protestation environnementale. En Italie, en France, en Allemagne, des militants climatiques des organisations comme Last Generation ou Riposte alimentaire qui ont mené des actions dans les musées, ont été condamnés par de lourdes peines. En Allemagne, l’arsenal juridique employé est celui de la criminalité organisée. L’Italie a voté une loi sur les « vandales écologiques ». Une répression dissuasive qui oblige les militants à envisager d’autres moyens de lutte.
Une enquête de Eve Tsirigotaki (France), Raluca Besliu (Allemagne), Leonardo Delfanti (Italie), financée par IJ4EU (Journalisme d’investigation pour l’Europe), un organisme qui finance le journalisme d’investigation transfrontalier dans l’Union européenne.
Ester, Last Generation Italy
9 mois de prison avec sursis en Italie
Ester Goffi, militante écologiste du groupe Last Generation Italy, ne s’attendait pas à ce que son action de protestation aux Musées du Vatican donne lieu à une longue bataille juridique.
En 2022, avec un autre activiste, elle a collé ses mains à la base en marbre du Laocoon et ses Fils, une des sculptures antiques les plus célèbres au monde. Leur but : alerter sur la crise climatique.
Le choix de cette œuvre n’était pas anodin : dans certaines versions du mythe, Laocoon tente d’avertir ses concitoyens troyens du danger du cheval de Troie, mais n’est pas écouté. Une métaphore que les militants voient comme un écho à leur propre sort.
Conservatrice d’art de formation, Ester affirme avoir choisi une zone non originale de la sculpture -une base ajoutée plus tard- pour préserver l’œuvre.
Mais les autorités vaticanes ne l’ont pas entendu ainsi : elles ont réclamé plus de 30 000 € de dommages et intérêts, dont 25 000 € pour la perte de la “valeur intrinsèque” de l’œuvre, ainsi que neuf mois de prison avec sursis.
L’accusation soutenait que la colle utilisée avait causé des dégâts, malgré son caractère réversible avec de l’acétone. Un restaurateur a évoqué un « blanchiment » de la zone et une semaine de restauration nécessaire. Ester conteste : aucune preuve tangible n’a été présentée selon elle -ni photo ni évaluation détaillée. Aujourd’hui, elle attend la décision de la Cour suprême du Vatican.
La militante attend sa prochaine procédure d’appel, devant la Cour suprême de cassation, la plus haute cour du Vatican. « Nous ne pensions pas que les conséquences seraient aussi importantes. Nous nous attendions à une amende« , explique-t-elle. « Je ne le referais pas« , a-t-elle confié, ajoutant que les procédures juridiques avaient eu un impact émotionnel inattendu.
Encore en Italie, Simone Ficicchia de Last Generation Italy fait face à de graves conséquences pour avoir peint la façade du ministère de la Transition écologique à Rome en 2022. En plus des amendes et de la surveillance policière, il a expliqué au journaliste Leonardo Delfanti avoir reçu des interdictions de voyager spécifiques à certaines villes. L’interdiction, appelée foglio di via, est une ordonnance administrative qui limite les déplacements sans qu’une condamnation pénale soit nécessaire. Elle peut durer jusqu’à trois ans et est souvent utilisée contre les personnes considérées comme des menaces potentielles pour l’ordre public. Cette mesure s’applique à 13 villes italiennes, dont Rome, une conséquence « psychologiquement épuisante ».
Rachel, Riposte Alimentaire au Musée d’Orsay
57 heures en garde à vue en France
Rachel, 22 ans, milite depuis plus de deux ans et demi au sein de Riposte Alimentaire. Elle a participé à des blocages routiers, des jets de soupe, et une action très médiatisée au Musée d’Orsay à Paris.
Cette dernière action au Musée d’Orsay consistait à apposer un autocollant représentant les Coquelicots de Monet (Poppies), réimaginés dans un monde réchauffé de 4 degrés Celsius. Les verts vibrants de l’original ont été remplacés par des rouges et oranges ardents, symbolisant la dévastation causée par le changement climatique.
« Nous avons choisi un tableau impressionniste parce que ces œuvres idéalisent souvent la nature. Nous voulions montrer comment cette beauté est en train d’être détruite« , a expliqué la jeune militante à Eve Tsirigotaki.
« L’objectif n’est pas de détruire l’art« , précise-t-elle. « C’est de choquer les gens pour qu’ils prennent conscience des enjeux. Nous utilisons l’art parce qu’il est un symbole puissant de ce que nous risquons de perdre » dans le cadre d’une approche tripartite du collectif : actions perturbatrices, mises en scène à fort impact médiatique et manifestations à moindre risque.
Après cette action, Rachel a passé 57 heures en garde à vue. Lors de l’audience, le procureur a requis une peine de prison. Elle a finalement échappé à l’incarcération, mais a été placée sous contrôle judiciaire, obligée de retourner vivre chez ses parents. « C’est épuisant », reconnaît-elle. « Mais je savais dans quoi je m’engageais. Ce n’est pas pour moi que je le fais, mais pour la planète ». Professionnellement, l’impact est tout aussi lourd. À cause de son casier judiciaire, Rachel ne peut plus travailler auprès d’enfants.
« La répression est bien réelle. Mais les enjeux sont trop grands pour reculer ». Son activisme est véritablement motivé par un sentiment d’urgence. « Nous manquons de temps« , explique Rachel. « La crise climatique n’est pas une menace future, elle est déjà là et détruit des vies maintenant« .
Une répression sans précédent en Europe
Dans les tribunaux à travers l’Europe, une nouvelle forme de lutte se déploie. Les militants climatiques font face à des représailles sans précédent. Certains gouvernements se tournent vers des lois pénales normalement réservées à la criminalité organisée.
Au Royaume-Uni, les autorités ont procédé à 7 000 arrestations depuis 2019, selon Global Witness,une ONG qui enquête sur les abus environnementaux et les droits de l’homme.
Dans l’État allemand de Saxe, l’activiste Maike Grunst qui fait partie du groupe allemand militants Last Generation («Dernière Génération»), devra payer une amende de 5 500€ pour la perte de revenus de billetterie après s’être collée à la Madone Sixtine de Raphaël au Musée de Dresde. Si elle s’y refuse, la somme sera automatiquement prélevée de son compte bancaire. Grunst devra s’acquitter aussi d’amendes plus petites, allant de 80€ à 340€, pour compenser les frais de garde à vue.
Les affaires contre Ester, Rachel, Simone et Maike, ainsi que de nombreuses autres, témoignent d’une répression plus large de l’activisme environnemental à travers l’Union européenne.
Manifestation de Letzte Generation en Allemagne
L’Allemagne : un article 129 problématique
En 2023, le CIVICUS Monitor, un réseau mondial d’organisations de la société civile, a rétrogradé la note de l’espace civique de l’Allemagne de « ouvert » à « réduit ». « Une des principales raisons pour lesquelles l’Allemagne a été rétrogradée est la répression accrue contre les manifestants climatiques« , a déclaré Tara Petrovic, chercheuse sur l’Europe et l’Asie centrale au CIVICUS Monitor. « En particulier, la répression de la désobéissance civile non violente par des mouvements tels que Last Generation. »
Cette classification indique que le gouvernement ne protège plus entièrement la liberté d’expression, de réunion et d’association (la France et l’Italie se trouvent également dans la catégorie « réduite »).
Les autorités allemandes ont recours à l’article 129 du Code pénal allemand. Souvent utilisé contre la criminalité organisée, la loi considère les organisations comme criminelles par définition, permettant des sanctions plus sévères à l’encontre de leurs membres.
« Sa formulation large permet de l’appliquer à diverses organisations, en affirmant qu’elles ont été formées pour commettre des crimes« , a expliqué Benedikt, un représentant de RAZ, une organisation allemande à but non lucratif qui aide les activistes en leur fournissant une assistance juridique pro bono, à la journaliste Raluca Besliu. Son nom complet n’est pas mentionné pour des raisons de sécurité personnelle.
Trois affaires contre des militants de Last Generation sont en cours en Allemagne en utilisant l’article 129. À Neuruppin, une ville au nord de Berlin, cinq membres ont été accusés d’avoir fondé un sous-groupe radical de Last Generation.
Bien que ces affaires se déroulent au niveau de l’État, le gouvernement fédéral allemand a soutenu ces mesures strictes. Olaf Scholz, le chancelier sortant, a qualifié ce genre de protestations de « totalement folles« . « Le chancelier a clairement indiqué, dès le début, que les moyens de protestation choisis par Last Generation devaient être rejetés« , a déclaré un porte-parole du gouvernement.
Le successeur de Scholz, le leader conservateur Friedrich Merz, ne devrait pas exprimer une opinion différente. Il a mené sa campagne sur des politiques de droit et d’ordre strictes.
Des violations du droit européen
L’Italie a également adopté une position agressive. Une loi sur les « vandales écologiques », introduite au début de 2024, augmente les amendes pour la dégradation des monuments à un maximum de 60 000€.
En France, les forces de l’ordre ont intensifié la surveillance des militants écologistes. Parmi les tactiques utilisées, on trouve le profilage de masse, la surveillance par drones et les caméras algorithmique, selon La Quadrature du Net, un groupe de défense des droits numériques en France.
« La surveillance substantielle de l’État français et l’absence d’un cadre juridique très précis permettent au gouvernement de collecter une énorme quantité d’informations sur de nombreuses personnes« , a commenté Noémie Levain, avocate spécialisée dans la confidentialité et la technologie et membre du groupe.
Les organisations de défense des droits humains se sont également alarmées. Amnesty International Allemagne a qualifié ces mesures de violations des droits de l’homme et d’atteintes aux droits fondamentaux. « Ces mesures créent un effet de refroidissement massif« , a déclaré Sam Nadel, directeur intérimaire du Social Change Lab, un organisme de recherche à but non lucratif. « L’un des pouvoirs essentiels des mouvements sociaux -la capacité de revendiquer qu’ils parlent au nom de la majorité- disparaît effectivement. »
Activistes du collectif Climáximo dans une action contre « Femme dans un fauteuil (sous-verre) de Picasso au musée d’art contemporain de Lisbonne.
Une opinion publique hostile
Alors qu’ils se défendent devant les tribunaux, les militants doivent également faire face au tribunal de l’opinion publique. Un sondage en ligne mené en 2023 auprès de 5 000 participants par le média allemand Der Spiegel a montré que 79 % des Allemands s’opposaient aux tactiques perturbatrices de Last Generation, qu’ils ont qualifiées de « radicalisation« .
« Nous avons été surpris de constater que même les jeunes et ceux ayant des convictions environnementales fortes désapprouvaient ces actions perturbatrices« , a confié à Raluca Besliu, Aseem Prakash, professeur de sciences politiques à l’Université de Washington, aux États-Unis. Dans une étude portant sur le Royaume-Uni, il a conclu que l’une des raisons du mécontentement public pourrait être le fait que ces protestations sont perçues comme relevant d’une « niche », avec seulement un « petit nombre de participants impliqués« .
Sophia Hunger, chercheuse en sciences sociales à l’Université de Brême, dans le nord de l’Allemagne, estime, elle, que la présentation des militants par les médias comme « des jeunes privilégiés déconnectés de la vie normale » est une méprise qui ignore la diversité de leurs origines.
L’image négative des militants écologistes semble cependant ne pas diminuer le soutien public aux politiques qu’ils défendent. La recherche de Hunger n’a pas permis d’établir un lien entre les deux. D’autres efforts ont été infructueux. En France, un sondage de la même année publié par le journal conservateur Le Figaro a montré une désapprobation de 73 %. Ce chiffre est monté à 88 % lorsqu’il s’agit de « vandalisme » d’œuvres d’art.
Malgré la présentation souvent négative des militants climatiques dans les médias, Rachel insiste sur le fait que le soutien public est plus fort qu’il n’y paraît. « Les gens pensent qu’on se fait lyncher pendant les actions, mais ce n’est pas vrai« , dit-elle. « Après l’action au Musée d’Orsay, il y a eu plus de gens sont venus me remercier que m’insulter. » La militante française reconnaît que les médias sociaux peuvent amplifier l’hostilité, mais elle estime que la réaction est souvent fabriquée. « Les médias veulent que les gens pensent que nous sommes des extrémistes, mais notre message est simple : nous luttons pour la survie. »
Un changement de stratégie
S’il existe un lien, du moins anecdotiquement, c’est le fardeau que la pression juridique et l’antipathie publique ont fait peser sur les militants en question. Certains se retrouvent au bord de l’effondrement financier et émotionnel, ce qui remet en question leur engagement. En Italie, Simone Ficicchia de Last Generation Italy a subi une pression juridique et financière qui l’a plongé «dans une anxiété constante» (photo).
Les pressions juridiques croissantes et le désaveu public ont forcé les mouvements environnementaux européens à s’adapter. Plutôt que des événements choc isolés comme la dégradation d’œuvres d’art historiques, les militants se tournent de plus en plus vers des rassemblements de masse dans la rue et des ciblages plus sélectifs, comme les aéroports et autres sites clairement liés à la crise climatique.
En août 2024, par exemple, des militants de Last Generation Germany se sont collés aux pistes d’aéroport à Berlin, Cologne-Bonn et Nuremberg, provoquant un arrêt temporaire des vols. Ils ont également rejoint d’autres mouvements environnementaux en décembre, pour une campagne contre le lobby du gaz.
Dans le paysage évolutif de l’activisme climatique, deux grandes tendances émergent. La première est un virage vers des actions plus inclusives, avec des mouvements climatiques qui élargissent leur focus pour aborder une variété de questions sociales, y compris la montée des partis politiques d’extrême droite. Les militants reconnaissent de plus en plus l’intersectionnalité de la justice environnementale et de la justice sociale, en admettant que la crise climatique n’est pas isolée, mais liée à des problèmes systémiques tels que l’inégalité, le nationalisme et l’autoritarisme.
Ce virage met en lumière la reconnaissance croissante que l’obtention d’un avenir durable est étroitement liée à la lutte pour la démocratie, les droits de l’homme et la cohésion sociale. En élargissant leur activisme, les groupes climatiques visent à créer de la solidarité parmi les communautés marginalisées et à plaider en faveur d’un changement systémique à travers divers secteurs de la société.
Lancé en janvier 2024, le mouvement Riposte alimentaire a mis un terme à ses activité fin 2024 pour se concentrer sur les procès qui la visent (une quarantaine d’audiences prévues jusqu’en octobre 2025).
Garder espoir ?
Les protestations perturbatrices dans les musées continueront-elles à être une tactique pour ces groupes ? Cela reste incertain. Les militants doivent soigneusement évaluer les risques potentiels par rapport aux avantages possibles, car les coûts juridiques, financiers et émotionnels de ces actions deviennent de plus en plus sévères.
« Il est inhérent aux protestations perturbatrices qu’elles ne puissent durer indéfiniment« , a expliqué Sam Nadel, du Social Change Lab (une équipe de chercheurs qui se consacrent à la compréhension des mécanismes du changement et de l’efficacité des mouvements sociaux). »Elles sont en réseau informel et dépendent du travail non rémunéré et de l’engagement émotionnel des militants, qui ne peuvent agir indéfiniment.«
Cependant, Rachel reste imperturbable face aux défis juridiques et personnels qu’elle rencontre. « La répression est un signe que nous les dérangeons« , affirme-t-elle. « Cela signifie que nos actions fonctionnent. » Elle cite des victoires récentes dans les tribunaux français, où des militants ont été acquittés, comme preuve que le vent pourrait tourner. « Chaque victoire juridique est un pas en avant, non seulement pour nous mais pour tous les militants« .
Rachel est déterminée à continuer sa lutte. « Nous sommes proches du point de basculement« , dit-elle. « Il est temps de pousser plus fort, pas de reculer. » Son message est clair : « La crise climatique concerne tout le monde. Nous ne sommes pas l’ennemi, nous essayons de sauver ce que nous aimons tous. »
Cette enquête a été publiée en anglais dans The Parliament.
Crédits photos : les pages Instagram de Riposte alimentaire et Last Generation.