La venue de Kamel Daoud en ouverture de la Comédie du Livre, ce vendredi 9 mai à l’Opéra-Comédie, a lieu dans un contexte tendu pour le prix Goncourt 2024 pour Houris (Gallimard). Une première audience s’est tenue ce jour, le 7 mai, dans l’affaire qui oppose l’écrivain à une rescapée de la guerre civile qui l’accuse d’avoir «volé» son histoire. Au même moment, l’Algérie a émis deux mandats d’arrêt internationaux contre Kamel Daoud. Une première dans l’histoire du Goncourt.
Dans Libération d’hier, Guillaume Gendron compare les ennuis judiciaires de Kamel Daoud à un précédent connu : la condamnation en 2013 de l’écrivaine Christine Angot (à 40 000 euros de dommages et intérêts) pour avoir porté «atteinte à la vie privée» dans deux de ses livres à l’ex-femme de son compagnon dont la vie est évoquée avec un maximum de détails réalistes, en changeant seulement son prénom… Un feuilleton littéraire et une condamnation rarissime restés dans les annales.
Le rapt littéraire, l’emprunt aussi intrinsèque qu’immoral du romancier, le prélèvement parfois chirurgical parfois boucher de la vie des autres fait l’objet d’un nouveau procès. Le même redoutable avocat, William Bourdon, qui avait réussi l’exploit de faire condamner Angot, est encore à la manœuvre. Cette fois contre l’écrivain Kamel Daoud, ancien journaliste au Quotidien d’Oran, couronné par le Goncourt à l’automne 2024. Il est accusé par une rescapée de la guerre civile algérienne, opposant islamistes et militaires algériens, de lui avoir «volé son histoire» pour son dernier roman Houris. Une première audience a eu lieu à Paris ce mercredi 7 mai, visant à fixer la remise des pièces de la défense. Trois autres plaintes ont été déposées entre la France et l’Algérie.
D’un côté, le droit au respect de la vie privée (article 9 du code civil) et, de l’autre, celui à la liberté de création. Saâda Arbane accuse Kamel Daoud de s’être inspirée d’elle outrageusement pour écrire l’histoire de son héroïne Aube : le massacre de sa famille à l‘âge de 6 ans, l’égorgement qui l’a scarifiée, privée d’une voix normale et la force à porter une canule à vie. 150 pages sur 400 selon l’accusation sont truffées d’emprunts explicites. Fait aggravant : Saâda Arbane était la patiente de la propre épouse de Kamel Daoud, psychiatre. Celle-ci prétend que le couple dont elle était devenue très proche, lui aurait même proposé d’écrire son histoire mais qu’elle s’y était fermement opposée.
«Saâda Arbane est née fin 1993, vit à Oran, est mariée à un algéro-espagnol, possède un salon de coiffure, pratique l’équitation à bon niveau. Dans Houris, Aube, née en 1994, vit à Oran avec un homme qui souhaite déménager en Espagne, possède un salon de beauté en guerre avec la mosquée voisine et se passionne pour les chevaux» accable Guillaume Gendron. Ou encore : «Adulte, Saâda Arbane se fait encrer la peau, à rebours du dogme musulman. Aube a sept tatouages, qui l’enverront en enfer selon l’imam local». Les deux femmes, l’une réelle, l’autre de papier, cachent leur canule derrière les mêmes foulards de luxe et les mêmes parfums capiteux. Pour ses avocats français, il s’agit d‘un «pillage, d‘une intensité plus systématique encore que dans l’affaire Angot, avec, en prime, la mauvaise foi inouïe de Kamel Daoud qui est passé outre, par trois fois, le refus de notre cliente de voir son intimité ainsi exposée».
Une affaire qui vient sérieusement ternir l’image de l’intellectuel moraliste, pourfendeur du régime algérien, s’étant élevé au rang de nouveau Camus -mentor, figure tutélaire et obsession de la littérature algérienne- qui a inspiré son meilleur livre jusqu’ici : Meursault, contre-enquête.
Longtemps silencieux, Kamel Daoud a énergiquement protesté puis, au diapason de son éditeur, plaidé toujours la même défense : son roman « est une fiction, pas une biographie » (Sans lien avec l’audience du 7 mai, Gallimard sort demain, jeudi 8 mai, un pamphlet de Kamel Daoud au titre de circonstance : Il faut parfois trahir...)
Dans le but de nuire à l’Algérie
L’infernal contexte algérien vient rendre cet Angot-bis, n’excédant pas les frontières du Quartier latin, encore «plus explosif» analyse Libé, et surtout totalement politique, tant la mémoire en Algérie est empêchée et même interdite, en particulier en ce qui concerne cette décennie noire des années 90. S’y ajoute le contexte empoisonné, angoissant entre Paris et Alger, l’emprisonnement de l’ami Boualem Sansal, depuis 6 mois. L’avocate en Algérie de Saâda Arbane, Fatma Zohra Benbraham, s’est dite persuadée que le président Emmanuel Macron avait fait pression sur le jury du Goncourt pour que le prix soit attribué à Kamel Daoud «dans le but de nuire à l’Algérie».
Et c’est semble-t-il, au titre de la «violation de la loi sur la réconciliation nationale» (*) que, par une étrange coïncidence dans l’acharnement judiciaire, on a appris hier que la justice algérienne avait lancé un nouveau mandat d’arrêt international contre l’écrivain franco-algérien. En mars dernier, Interpol Algérie avait déjà émis un mandat d’arrêt contre l’écrivain, qui s’est vu notifier un second au début de ce mois de mai, ont indiqué hier ses avocats.
«S’il est difficile de connaître les motifs de cette notice rouge visant Kamel Daoud tant Interpol ne communique pas sur les procédures dont elle est destinataire, ces mandats seraient délivrés par un juge du tribunal d’Oran, ville de l’ouest de l’Algérie où le journaliste et écrivain a vécu avant de s’installer en France. Manifestement, ils ont été lancés par les autorités algériennes pour des considérations politiques», a commenté l’avocate de Kamel Daoud, Me Jacqueline Laffont, au journal Le Point.
Le 13 juin prochain, enfin, Kamel Daoud doit comparaître devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, spécialisée dans les délits presse, pour répondre d’une plainte pour diffamation, déposée par la même plaignante algérienne, à la suite d’un grand entretien qu’il a accordé au Figaro en avril 2025 où il dénonçait une instrumentalisation de la justice française par le pouvoir algérien.
(*) Une loi de 2005 adoptée sous le régime du président Bouteflika prévoit une peine d’emprisonnement de 3 à 5 ans contre «quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international».
Soirée d’ouverture de la 40ème Comédie du Livre avec Kamel Daoud interviewé par Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, le vendredi 9 mai à 20h à l’Opéra-Comédie. Pas de réservation. Il est conseillé de venir tôt. En savoir +.