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Le succès mondial du mème de Bernie Sanders : de quoi est-il le nom ?

Les vilaines moufles mais écolos portées par un Bernie Sanders ayant froid lors de l’investiture du Président Biden aux Etats-Unis d’Amérique déclenchèrent un tsunami iconographique et international de mèmes, d’objets d’art et de goodies. Au fond, ce phénomène signe l’affaiblissement de la parole politique du vieux sénateur du Vermont, reconnue par une part de la population comme trop sociale aux USA, outrageusement récupérée et dégradée par l’hyper-production informatique en pantin, en fétiche, en objets à vendre.

Un mème est un élément, une image ou un phénomène repris et décliné en masse sur internet.

 

 

Maintenant que tout le monde a parlé, a couru après le phénomène, maintenant que tout le monde s’apprête à oublier, il est l’heure de réfléchir. Exceptées, peut-être, les populations pygmées Aka ou Twa et les Négritos, appellation historique controversée, des îles Andaman, la Terre entière connut le phénomène rouleau-compresseur #BernieSandersMittens. Le photographe de l’AFP Brendan Smialowski immortalisa un homme en train de patienter et de se les stoïquement geler dans le froid du 20 janvier 2021 covidique et washingtonien. Permettez-moi de ne pas vous faire l’affront de contextualiser le tableau.

N’y revenons pas plus : des dizaines de millions de mèmes circulèrent, d’est en ouest, du nord au sud, dans le pays d’Oz que sont les réseaux sociaux, les médias et les blogues. La geekerie connut un autre éclatant triomphe. Tel Baal à qui les vieux rituels chaldéens brûlaient vivants des enfants, la déité iconodule, la Toile, fonctionna à plein régime. Internet produisit son beau paquet de CO2 et utilisa ses sources d’énergie fossile et renouvelable pour en mettre plein les mirettes. Les zélés et empressés serviteurs et servantes de l’Image se mirent au travail.

Le monde s’amuse, c’est l’esprit Disney !

Réjouis-toi ! Passer à la postérité mémétique dure le temps que durent les roses des emballements socio-médiatiques massifs. Rien de mal à ça : il est vraiment plaisant de voir que, dans un monde pas mal remué depuis un bout de temps, le monde s’amuse. Sur Twitter, une Kristen écrivit : « Thank you for creating something that infused such joy into our lives during this dark time » – @kmmunsey, 02:15, 27 janvier 2021. Elle ne fut pas la seule personne à exprimer cette idée-là après le départ du Président Trump. Même fermés, l’esprit des parcs d’attractions Disney a l’air de fonctionner. Et l’air est purifié au temps du coronavirus qui s’éternise. Et Naomi Klein y alla de ses notes aussi, dès le 21 janvier 2021, avec son édito en ligne : « The Meaning of the mittens : five possibilities ». La signification socio-politique des moufles. De quoi ces moufles sont-elles le nom? C’est épatant.

Très nombreux, chacune et chacun, munis des outils nécessaires, purent ajouter leur propre grain de sel dans la modification de l’image originale, la diffusion de la photographie modifiée, l’amplification du prodige transnational. Des gifs et des vidéos apparurent grâce à l’émulation et au génie humains. Une gentille compétition mimétique à l’originalité monta à plein régime. La courbe est aussi exponentielle que celle de la covid à Manaus ou à Londres.

Tom Hanks, les films Marvel, Georges Seurat, Debussy, Edward Hopper…

Pour qui ne le savait pas encore, un univers complètement méta existe à partir de ces mittens sandersiennes : l’acteur Tom Hanks fit un selfie le montrant portant un t-shirt. Sur ce t-shirt, une image tirée d’une scène très connue du film Forrest Gump déjà utilisée pour d’autres mèmes. Forrest et Bernie sont sur un banc. « Tom killed the game ! » Quoi faire de plus méta? Mark Hamill, Luke Skywalker lui-même, twitta des apparitions de Sanders dans des scènes cultes de la saga de La Guerre des Etoiles. Les films Marvel s’invitent dans la danse. La figure de Sanders devint figurines et goodies propres à la marchandisation: les fans adorent ! Des internautes, à la culture plus élective peut-être, utilisèrent des tableaux de la Renaissance, ou de Georges Seurat, ou de Hopper Edward comme fond pour leurs inventions mémétiques. On plaça Sanders auprès de compositeurs comme Debussy ou Sibelius, par exemple. Le post-moderne, en plein dedans.

Des millions d’individus communièrent autour d’un monsieur chenu, assis, en parka, laides mitaines aux mains, jambes croisées, masque du menton au sommet du net, le regard plongé, à la fois, dans un univers vu au travers de lunettes, dans ses inaudibles pensées, son agenda professionnel. Des communautés, plus ou moins constituées, se rassemblèrent autour de la figure de Sanders-en-moufles. Transposée dans un univers de références et de symboles propres à chacun de ces groupes plus ou moins vastes, la posture sandersienne ainsi (ré)appropriée devint, au fur et à mesure de ses transpositions, absconse aux yeux du grand public. Le décor où est placée la figure de Sanders change et n’est reconnaissable que par certains, des cinéphiles, des amateurs de musique, de peinture, des sériephiles, de bédéphiles, des fans de jeux vidéo.

Un chouette exercice de culture générale

Le mème met-il en pratique un entre-soi culturel et social ? La private joke fait florès, les happy few célébrés par Stendhal se congratulent et se retrouvent auprès de leurs obsessions et centres d’intérêt. Le mème célèbre les clins d’œil pointus avec plus ou moins de talent. Comme pour beaucoup d’autres affaires, la référence commune la plus resserrée, la plus mystérieuse, la moins courante parmi la population permet la reconnaissance des élites de toutes sortes. Je pris ces défis comme un chouette exercice pour tester ma culture générale ! En tout cas, le mème crée les nouvelles discussions, à distance, covid oblige, des milieux auxquels on appartient.

La figure de Bernie Sanders vit du pays. Elle voyagea et s’inscrivit, par la volonté de tout un chacun, dans l’univers de Star Wars, dans le monde de l’opéra, de la comédie musicale (Chicago), de la série télé (Game of thrones, Le Prince de Bel-Air, The Muppets…), chez les ados s’intéressant ludiquement à la culture antique grecque (Classical Studies Memes for Hellenistic Teens, @CSMFHT), etc., etc., etc.

Sanders fut aussi dessiné, dans une vignette, en compagnie des héros de la Justice Society of America. Petit rappel qui, peut-être, a du sens : la JSA apparut, pour la première fois, dans le All-Star Comics #3, en janvier 1940, 20 mois avant la naissance de Bernie Sanders. L’Âge d’or des super-héros fleurant bon, pour certains et à la fois, la ringardise, la naphtaline mémorielle et le bon vieux temps. Que penser de cette corrélation dans l’imaginaire collectif avec ce qui concerne le destin de l’action politique du sénateur démocrate du Vermont aux USA ? La culture, l’histoire des Etats-Unis d’Amérique, le cinéma hollywoodien trouvèrent un autre canal pour poursuivre leur diffusion dans l’esprit du monde. Nous sommes tous mémétiquement sandersiens ! Néanmoins: de quel Sanders parlons-nous?

Que reste-t-il de l’individu, de la personnalité et des messages politiques du sénateur US ?

Que reste-t-il de la photographie de Brendan Smialowski prise le 20 janvier 2021 à Washington devant le Capitole ? Il reste des restes : un signe retouché, révisé, adapté, bouleversé à l’infini ou quasiment. Une reprise de reprises. L’hyper-production industrielle des mèmes, des peintures, des poupées, des sweat-shirts, en quelques heures, en quelques jours, à l’effigie d’un homme né en 1941, pendant la Seconde Guerre mondiale, peut-elle faire oublier -donc annihiler- une action et une parole politiques toujours vivantes ? L’hyper-production informatique en fait, littéralement, un pantin, un fétiche, un objet à vendre, et, comme je le vis, un Statler et un Waldorf, ces deux vieux spectateurs acariâtres du Muppet Show, mécontents de tout. C’est, paraît-il, l’image et l’idée que se fait de Sanders toute une foule de gens, un peu comme feu Bacri-le-bougon. On n’échappe pas à son double médiatique. Les jeux à grande échelle de la métonymie, de la comparaison et de la métaphore feraient-ils des ravages ? La masse qui adule, qui moque, dépossèderait-elle, via les mèmes, les individus d’eux-mêmes? Le mème n’est jamais loin de la caricature, non ?

L’oeuvre d’art démultipliée perd son sens

A la suite de l’essai, paru en revue en 1936, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin, le philosophe et musicologue Theodor Adorno affirma que l’œuvre d’art démultipliée perd son emprise politique et religieuse sur les esprits. Les chiffres concernant la diffusion des #BernieSandersMittens, #BernieSanders, #BernieSandersMemes sur les réseaux sociaux mondiaux sont stratosphériques. Rien à voir avec l’infusion, dans l’opinion publique US, du #MedicareForAll, laissé loin derrière, et que le politique Sanders défend pourtant, pied à pied, depuis des années.

A lui seul, le site, monté à la va-vite, Put Bernie anywhere ! comptabilisa 9 849 938 créations de ces instantanés sur l’internet mémétique. Le principe : placer Bernie Sanders dans n’importe quel endroit reconnu par Google Maps. C’est-à-dire : partout, sauf en Corée du Nord, à Guantanamo, ou entre le glacier de la Vanoise et celui de la Grande Motte, ou quelque part du côté de Monte Cinto en Haute-Corse où, pire que dans l’espace, personne, vraiment personne, ne vous entendra crier… et gueuler : « Je ne suis pas une marchandise ! » Avec une marchandise, le commerce n’est jamais bien loin.

Juste quelqu’un qui attend et qui se les gèle

Si les spectateurs ne sont plus laissés à la passivité mais appelés, en grand nombre, à faire, gratuitement, leur part dans la chaîne de (re)production des mèmes et des figures sandersiennes faites objets (tasses, t-shirts, statuettes imprimées 3D, etc.), l’homme et le politique Sanders apparaît isolé, déraciné, pris pour ce qu’il est au moment de la photographie : quelqu’un qui attend et qui se les gèle. Les GAFAM se frottent les mains : vous avez travaillé bénévolement à la perpétuation de leur succès en ligne.

Je comprends l’agacement retenu, mais visible, du bonhomme lors de son interview pour le « Late Night with Seth Meyers », un show US. La force du mème et de moufles moches humilierait-elle l’antique et vieillot dynamisme de la parole ? J’ai eu l’impression que Sanders en avait marre qu’on lui rabatte les oreilles du succès de son mème. C’est un homme politique qui a une vision politique à faire entendre et à défendre dans un pays qui, dans sa grande majorité, ne le suit pas. Cette vision est mise en sourdine par un phénomène sur le Net repris dans les médias. Quand je me rendis compte du tsunami iconographique lié à des gants en laine, je me rappelai de photos réapparues en 2016. Sur ces photographies : le jeune Sanders, à l’Université de Chicago, durant une réunion publique pour les Droits civiques, 1962. Le sénateur Sanders n’est-il devenu, en quelques heures, qu’un homme à moufles qui se les gèle grave ?

 

Le grand danger gauchiste

Rappel : Bernie Sanders a perdu 2 primaires pour devenir le candidat démocrate aux élections présidentielles US. Il était le grand danger « gauchiste », un lefty à remettre au placard, trop à gauche pour une majorité d’électeurs ! Rappel: Bernard Sanders est social-démocrate, pas un anarcho-syndicaliste, pas un communiste révolutionnaire. En 2016, la guerre interne et aux yeux de tous entre les partisans du mâle blanc septuagénaire et ceux d’Hillary était absolument féroce. Je me souviens des anathèmes et des excommunications réciproques, des « plutôt la mort que Bernie ! » et des « plutôt la mort que Clinton ! » C’est Donald qui vint. Aujourd’hui, l’élu du Vermont apparaît sous la forme d’un vieillard assis sur une chaise: il a fait sourire, il a détendu l’atmosphère après l’attaque contre le Capitole, après une mandature Trump très clivante. Si Sanders a eu ses jours de gloire totale pendant une dizaine de jours grâce à la Toile, le politique, élu pour la première fois en 1981, est désincarné, vidé de sa substance. Mais la marionnette aux mains du Net est sympa. Bernie est sympa !

La parole humiliée

Historien du droit, sociologue, penseur de la société technicienne et de la modernité, théologien de l’espérance et de la liberté, Jacques Ellul avait mis en garde, depuis longtemps, contre l’impérialisme phagocytant du signe et de l’image. Dans son compte-rendu de La parole humiliée (1981), René Vœltzel écrivit « Il faudrait que cesse la situation actuelle inconfortable selon laquelle celui qui pense par l’image devient de plus en plus incapable de penser par le raisonnement, et réciproquement ». Pour Ellul, par l’image et le signe exclusifs, « le réel est falsifié »; et un mème montra Bernie Sanders en compagnie de Staline, Roosevelt et Churchill pour les Accords de Yalta. A l’heure du deep fake et des fakes news, est-ce que l’humour de connivence culturelle est un mur protecteur contre les croyances, les certitudes sans fondement et l’humeur complotiste ?

Where’s Waldo ? peut devenir une distraction : « Où est Bernie ? » Pendant une dizaine de jours, Bernie était partout. Je ne doute pas que le lettré Sanders a rapidement saisi la situation vers laquelle son image dépossédée de conscience et de son ancrage réel l’emportait : l’océan plus ou moins ironique des réseaux sociaux. Un habitant des USA sait qu’il faut faire feu de tout bois dans le monde des marchandises et savoir retomber sur ses pattes.

Le social-démocrate Bernie Sanders, vous l’avez compris, serait devenu un personnage inoffensif et fun de la pop culture étasunienne et planétaire. Sanders n’est pas un révolutionnaire au sens européen et sud-américain du mot. Il est un homme politique de la gauche antiautoritaire nord-américaine prévoyant, si je me réfère à Durkheim, un dialogue constant entre l’Etat et les groupes économiques dans le cadre d’un équilibre général des pouvoirs.

1,5 millions récoltés par Sanders en produits dérivés

Dans un pays à l’imaginaire et au pragmatisme capitalistes et flexibles comme ceux des USA, il se servit du succès kolossal de son mème pour servir une noble cause via le merchandising. Après avoir vendu des produits dérivés de sa célébrissime photographie étalés sur des habits, l’élu récolta 1,5 million d’euros. Cette somme sera reversée à des associations caritatives de l’Etat du Vermont dont il est élu. Des marchands utilisent bien, depuis des décennies, les portraits de Che Guevara, de Rimbaud, du Christ, n’est-ce pas ? L’aspect caritatif en moins. Des millions de consommateurs portent des t-shirts à leur effigie. Certains, parfois, vêtus de la sorte, lèvent le poing dans la rue ou devant les banques.

Le filon des moufles en laine recyclée

Un tout dernier commentaire, et puis je m’en vais : ce mot porte sur l’American Dream à la sauce L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique que j’évoquai plus haut. A l’origine de tout le barnum: une enseignante du Vermont proche des idées socialistes de Bernard Sanders, Jennifer Ellis. Après sa défaite aux primaires contre Hillary Clinton, héraut et artisane du « Fais-le toi-même », elle lui avait envoyé une paire de moufles en laine recyclée, doublées de tissu polaire fait de bouteilles en plastique également recyclées : tout un cosmos de développement durable! Par la suite, elle lui en envoya d’autres dont celles -fameuses, n’est-ce pas ?- que nous connaissons dorénavant.

Être professeure auprès des petits ne fait pas automatiquement de vous une ennemie du business et de l’esprit d’entreprise. Ces deux éléments sont parmi les fondements et les moteurs de l’âme des Etats-Unis d’Amérique. Le marché y reste la base quasi-spirituelle. L’économie de marché et l’hyper-consumérisme acceptés par les classes travailleuses ont réclamé des moufles par dizaines de milliers. Ces foules sentimentales les auront ! L’entreprise de fabrication de cadeaux alternatifs Teddy Bear -@VTTeddyBear- au Vermont, confectionnera des #BernieSandersMittens dans son usine de production. Le contrat a été signé avec Jennifer Ellis. Une partie des gains ira, bien sûr, à des œuvres de charité.

J’entends une voix dire dans le lointain : « On ne sait plus à quel saint socialiste se vouer ! » Et une autre, encore plus loin : « La décroissance, mon œil… »

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