On doit à AL Sticking quelques-uns des plus beaux événements montpelliérains autour de l’art urbain. Le Projet Delta est sa toute dernière création, un véritable ovni artistique et mémoriel réunissant 300 créateurs, qui s’inscrit dans la continuité du parcours de cet artiste trop peu soutenu.
« Street art est un mot fourre-tout »
AL Sticking est né à Saint-Lô, une petite commune normande, en 1984. Dès les années roller avec sa bande d’amis, l’espace public devient son terrain de jeu, puis d’expérimentation et de création lorsqu’il investit les murs de Caen avec ses collages à partir de 2005. Un an plus tard, le collagiste élit domicile à Montpellier, qui à son tour, se pare des dessins de ses personnages en noir et blanc, témoins silencieux des illogismes de notre époque.
Évoquant son travail, AL Sticking réfute l’appellation «street art», jugée trop « fourre-tout ». Une notion, selon lui, « un peu populiste pour parler d’un ensemble de disciplines dures à distinguer l’une de l’autre ». Cette étiquette ne prenant pas en compte la diversité des arts urbains échoue à définir son travail multidisciplinaire. Son « art urbain » varie en fonction des supports : il lui arrive de privilégier parfois la peinture au collage par exemple. De ses combats : délivrer l’art contemporain des codes établis. Ou de ses voyages. Son but : populariser l’accès aux arts en s’adressant à un public non averti. Pour cela, l’artiste multiplie les lieux d’interventions, créant et exposant dans des quartiers populaires, des clubs de jazz, ou bien encore des centres pénitentiaires. En constante évolution, AL Sticking voyage beaucoup, vagabonde, cumulant les rencontres, les sensations et les images.
Riche de ces multiples expériences, il a développé un projet itinérant inédit appelé « Vagabondages », toujours d’actualité quoique freiné par la crise : partir sur les traces des conflits passés. En 2016, il s’est rendu dans les Balkans, marqué par les images du conflit en ex Yougoslavie qu’il voyait enfant. « D’un pays à l’autre, on entend plusieurs sons de cloche. Je partais avec mon sac à dos, ne connaissant quasiment rien du conflit si ce n’est ce qu’on apprend dans les livres d’école. J’allais à la rencontre des lieux, des habitants…”
L’acte fondateur de la villa des Arceaux
En 2012, un architecte montpelliérain met sa villa aux Arceaux à la disposition de trois artistes : Al, Smole et Salamech. Ouverte aux visiteurs, elle restitue le chemin d’un artiste urbain à travers les différentes salles de la villa en commençant par la reproduction d’une salle de classe, puis d’une chambre d’adolescents aux nombreuses inspirations graphiques, une salle de garde à vue avec un passage sur les toits grâce à une prise de vue panoramique à 360° des hauteurs de Montpellier. Le succès est immense.
« L’attrait pour l’art urbain a mis du temps à venir en région, commente Al. Il était déjà assez présent à Paris, mais encore peu à Montpellier. Avec ce projet, nous permettions aux montpelliérains de venir sur place, de rencontrer des artistes et de comprendre un peu plus comment fonctionne ce monde”.
L’année suivante, AL accède au commissariat artistique de l’exposition « Pierres, papiers, peintures : Arts urbains et Architectures » à l’espace Pierresvives. En quarante-quatre jours, la manifestation comptabilise plus de vingt mille entrées. De grands noms sont au rendez-vous : Ernest Pignon Ernest, Nasty, Supakitch & Koralie, Zest, Smole, Salamech, Invader, Vhils et Evol… Entièrement gratuite, elle a été réalisée en neuf mois : « une belle aventure”.
1200 visiteurs par jour à Sainte-Anne
En 2017, Invité par Numa Hambursin au Carré Sainte Anne de Montpellier, Al réalise sa première exposition personnelle : « Mécanisme d’Aurores pour Horloge Crépusculaire ». Véritable réflexion sur l’espace et le temps, l’exposition est entièrement pensée « du dessus » : le but est de reproduire un cadran de montre vue du ciel grâce à 12 toiles disposées en cercle et entre lesquelles, le public, en se déplaçant, joue le rôle d’aiguille. Il se souvient : « À la fin de son tour, le spectateur était invité à se diriger vers le centre où un grand tourniquet leur permettait de prendre possession du temps. En l’activant dans un sens, ou bien dans l’autre, une immense toile de 10 mètres de haut sur 4,50 m se mettait à tourner sur elle-même en faisant tomber du ciel des pétales de rose… L’exposition était difficile à monter, le contexte politique était tendu . Il a fallu apprendre à jongler. J’y ai gagné quelques cheveux blancs…” 1200 personnes se pressent tous les jours au Carré Sainte Anne. Cette exposition constitue une nouvelle date-clé de l’art urbain montpelliérain.
L’îlot Vergne : une friche mythique
Ce projet Delta fait suite à cette impressionnante série de grands rendez-vous montpelliérains avec l’art urbain. Une autre imposante aventure collective à l’îlot Vergne dont AL est le directeur artistique. Il a eu l’idée de ce projet alors qu’il habitait et travaillait sur place depuis mars 2020. Voyant les larges hangars déserts, une idée germe : « De ma fenêtre, je pouvais apercevoir cet immense site complètement désert, comme une allégorie de de ce qui se passait dans le monde à cause de la crise sanitaire, surtout au niveau culturel. J’avais sous les yeux un site avec une histoire incroyable, un potentiel monstre qui autrefois avait été utilisé, mais qui se retrouvait, comme tous les lieux culturels fermé, sans artiste, sans aucune activité. Cela m’a donné envie de faire un projet collaboratif de grande ampleur en faisant appel à des personnes qui, comme moi, étaient mises sur le côté, faute de public”.
Un lieu chargé d’histoire, quasiment mythique, de la ville. L’histoire du site de l’îlot Vergne commence en 1923, lorsque Joseph Vergne décide d’y implanter son entreprise de menuiserie. Située au sein du quartier de Figuerolles, l’entreprise prospère jusque dans les années 90. La fille de Joseph Vergne, Marie-Louise (plus connue sous le surnom de « Mimi ») dirige alors la menuiserie familiale qui doit faire face à l’arrivée des grandes surfaces de bricolage et aux déviations routières empêchant les camions d’accéder au site. La faillite est inéluctable. C’est alors que mademoiselle Vergne décide de mettre les locaux à la disposition des collectifs d’artistes et des structures culturelles.
Une dernière action avant la démolition
Pendant une quinzaine d’années, “La Friche de Mimi” accueille de nombreux acteurs culturels. Mais au décès de Marie-Louise Vergne, en 2017, son fils cède le terrain à un investisseur. Le temps et les intempéries ont eu raison de ce lieu, composé de différents espaces vides et abandonnés, sur lesquels la nature reprend peu à peu ses droits. Mais la famille Vergne-Breuker permet cette ultime occupation à AL, tombé amoureux de cet endroit, qu’il va réenchanter une dernière fois. Derniers feux d’un site qui a été un haut-lieu de la culture alternative montpelliéraine.
Grâce au projet Delta, plusieurs artistes, de différentes disciplines, viennent tour à tour réanimer les locaux en mettant au point une mise en scène de leur pratique artistique. Des captations vidéos, des diffusions en live, des photos, des podcasts sont diffusés chaque semaine selon une cadence assez infernale vu l’ambition de chaque production.
Véritable acte mémoriel, le Projet Delta est un ovni dans le paysage de l’art urbain montpelliérain. Plus de 300 intervenants, créateurs et techniciens ont rejoint le projet. « Une sacrée aventure » reconnaît AL pour qui il était impossible de « laisser partir le lieu juste comme ça ».
Une narration chronologique, sous forme de chapitres, a été élaborée pour le Projet Delta . L’enjeu est de raconter l’histoire du lieu tout en portant un regard sur le monde actuel. Pour cela, AL s’appuie sur la structure des locaux vus du ciel : « je travaille souvent avec des vues satellite. Je me suis rendu compte que si tu regardes l’îlot Vergne du ciel, les hangars forment un triangle, un Delta. Chaque côté du triangle représente une temporalité que nous allons explorer : le côté du passé , celui du présent et l’axe du futur avec des interventions et rencontres hybrides et originales. »
Chaque samedi, un nouvel épisode dévoilant un nouveau projet artistique ayant pris place dans les locaux de l’îlot Vergne est à découvrir sur les réseaux sociaux ou bien sur le site de Projet Delta. Les sujets varient selon les temporalités traitées.
Le premier chapitre convoquait la mémoire du lieu à travers des archives de la famille Vergne-Breuker et une installation de CabCab Architecture rendant hommage à l’entreprise de charpente de Joseph Vergne. Pour le second chapitre, dédié à Marie-Louise Vergne, de nombreux artistes ayant investi les lieux dans les années 90 sont revenus sur place pour lui rendre hommage.
Vient ensuite le présent, une période couvrant le début de la pandémie jusqu’à la réouverture des lieux culturels. Dans le troisième chapitre (ci-dessous), AL collabore avec la photographe NathSakura (actuellement à Lavérune) afin de réaliser un court-métrage montrant une jeune fille déambulant dans un hangar apocalyptique et découvrir des peintures réalisées en anamorphoses. Le chapitre suivant est une grande exposition des œuvres non achevées de 10 artistes dans un hangar totalement vide. Un drone vient filmer ces œuvres tandis que le public peut entendre un manifeste de Vincenzo Valentino Susca, directeur du département sociologie de la faculté de Montpellier, qui fait référence à son ouvrage sur Black Mirror et la numérisation de notre monde.
Le chapitre 5 évoque la solitude oppressante dans laquelle certains ont pu se retrouver lors du confinement avec la participation de Etienne Schwarcz, le fondateur et directeur de la Chapelle Gély et l’actuel directeur artistique d’ ArtFactory, à Figuerolles. Dans l’épisode 6, l’ « Ensemble Delta », composé de 10 musiciens, et le scénographe visuel Malo Lacroix, célèbrent ensemble la liberté retrouvée à travers l’interprétation de trois pièces musicales.
Viennent ensuite les chapitres sur le « futur » avec un chapitre 7 axé sur le jardin et la nature à travers une mise en scène poétique de l’Atéa Duo (composé d’Elodie Moï, danseuse contemporaine, et Anne-Flore Bernard). Pour le huitième chapitre (dessous), « Cinéma », Tropa Capricciosa présente une création hybride, une critique du rôle de l’image entre les mains des puissants. Pour le dernier chapitre, samedi 19 juin 2021, 18h, le chapitre 9 mettait à l’honneur le théâtre et plus particulièrement l’ancien théâtre La Vista qui rouvre ses portes pour une ultime représentation avec la compagnie Concordance. La chorégraphe Maud Payen et le compositeur Adil Kaced subliment cet espace dans un jeu de reflet clair obscur.
Grâce à Projet Delta, à AL et à son acolyte et excellent David Lachéroy (Le Crabe) qui s’occupe de la réalisation des vidéos des chapitres, les hangars de l’îlot Vergne vivent à nouveau une période de grande productivité artistique. Il ne tient qu’à nous, spectateurs, de hisser de manière éphémère ce nouveau projet au rang de ce que fut « la Friche Mimi » : un lieu culturel de partage et de création cher aux habitants du quartier et aux montpelliérains.
Découvrez l’œuvre intégrale et de nombreux bonus (making off, photos, textes et interviews) sur : www.delta-montpellier.art
Photo du chapitre 3 : Nath-Sakura, du chapitre 8 : Federico Drigo, du chapitre 9 : AL. Portrait du haut : Ambre Prévost-Henebelle