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“Un tel chef d’œuvre si jeune, un ruissellement de littérature, c’est impressionnant”

“On dirait du Proust en bonne santé qui sauterait en pyjama par la fenêtre pour aller parcourir le monde” : Anne Bourrel, écrivaine, fine connaisseuse de littérature africaine, nous dit en quoi elle admire “La plus secrète mémoire des hommes” de Mohamed Mbougar Sarr, romancier sénégalais d’expression française, qui a reçu le prix Goncourt 2021 pour ce “livre monde”.  Il est l’invité de la Comédie du Livre 2022 qui lui a donné une “Carte blanche”.

“D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude” : phrase inaugurale du roman.

Mohamed Mbougar Sarr est né à Dakar, il y a 31 ans. Meilleur bachelier sénégalais, brillant élève de classe préparatoire littéraire et enfin jeune diplômé de l’EHESS, il a été initié à la lecture par sa grand-mère qui lui a très tôt transmis sa passion pour la littérature. C’est en classe préparatoire, à Compiègne qu’il se met à écrire. Sa nouvelle, “La Cale”, reçoit le prix de la Jeune Écriture Francophone-Stéphane Hessel, organisé par RFI et l’Alliance Francophone. Très vite, ce premier texte sera suivi de trois romans : “Terre ceinte” (2015, Présence africaine), sur la folie islamiste (grand prix du roman métis et prix Kourouma), “Silence du chœur” (2017, Présence Africaine), sur une odyssée des migrants, et “De purs hommes”, sur l’homosexualité dans les sociétés africaines, roman qui hérisse la bien-pensance sénégalaise (2018, Philippe Rey et Jimsaan).

“Cette langue française s’est infiltrée dans mes neurones, et son chant rythme mon sang.”

Cette citation du canado-haïtien Dany Laferrière, Mohamed Mbougar Sarr pourrait la faire sienne. Dans un article du “Financial Times”, il raconte avoir appris le français à l’école. Cette langue qui transporte une part de son imaginaire et de son histoire, il la revendique comme étant SA langue d’écriture. Pour le moment, il ajoute. Car un jour, lorsqu’il maîtrisera suffisamment l’écriture du wolof et du sérère, sa langue maternelle, alors, il sera curieux d’explorer leurs possibilités et de voir quelle part de lui-même elles lui permettent de découvrir. Car écrire est une quête. À la question, pourquoi écrivez-vous ? Mbougar Sarr répond invariablement : “pour trouver de meilleures questions”.

Mohamed Mbougar Sarr revendique un monde ouvert, lumineux, sensuel, enthousiaste. Il se rêve et se fantasme habitant d’un continent à part entière qui n’est autre que celui de la littérature elle-même, le monde des livres à lire et à écrire. “Mon pays, dit-il, c’est la littérature”. En cela, nous sommes lui et moi compatriotes d’encre, de papier et d’imaginaire. 

“On nous prend pour des assistés, alors même que notre état recouvre une réalité inédite dans l’histoire mondiale : nous écrivons pour des pays qui n’existent pas encore, nous écrivons une littérature pour un lectorat national à venir…” (Nimrod)

“La plus secrète mémoire des hommes” est coédité, comme le roman précédent, par deux maisons d’édition indépendantes, Philippe Rey en France et Jimsaan au Sénégal. Il est primordial que les auteurs africains trouvent aussi leur public sur la terre qui les a vu naître. De plus en plus, l’engagement des intellectuels africains ouvre de nouvelles voies. Le philosophe Felwine Sarr et l’écrivain Boubacar Boris Diop ont ainsi créé Jimsaan ; la psychanalyste Ghizlaine Chraibi les éditions Onze au Maroc et au Cameroun ; l’avocate Agnès Flore Zoa propose avec ses éditions Flore Zoa une large distribution dans tous les pays de la zone subsaharienne. 

Ces maisons d’édition qui impriment les livres sur place et les font connaître dans les cafés littéraires, les bibliothèques, les lycées et les universités font tomber les barrières commerciales post et néocoloniales qui empêchaient jusqu’à lors la circulation fluide des objets intellectuels et rendaient obligatoire pour tout écrivain africain francophone d’en passer par le centralisme parisien. Dès lors, peu de chance d’être lu par ses pairs. Le prix d’achat, exorbitant à cause des taxes et du coût du transport, fait du livre un objet de luxe peu abordable. Mais les lignes bougent. Petit à petit, la situation s’améliore. Les pays d’où sont issus les auteurs originaires d’Afrique sont en train de prendre corps littéraire. Et, pour paraphraser Nimrod, un lectorat national est en train de naître qui en dessine les contours. 

Je rêve du jour où l’équilibre sera enfin rétabli, où des auteurs nés dans l’hexagone enverront aussi leurs manuscrits dans les meilleures maisons de Dakar, de Douala, de Casa ou de Bamako, où des prix africains prestigieux seront décernés indépendamment du pays de naissance de l’auteur. Pour l’heure, l’obtention du prix Goncourt par un auteur subsaharien édité en France et au Sénégal pourrait-il être la preuve même qu’une littérature-monde en langue française est enfin possible ?  

Que Mohamed Mbougar Sarr soit africain, subsaharien, de langue française et jeune, accessoirement – la jeunesse n’ayant pas forcément à voir avec le nombre des années – donne une bouffée d’air frais et un peu d’oxygène non seulement au mondillo parisiano-littéraire, dont Mbougar lui-même n’hésite pas à se moquer dans son roman, mais aussi aux vieilles rancœurs qui subsisteraient encore entre l’Afrique et l’Europe. Et Mbougar Sarr est l’un des meilleurs représentants, un symbole même, de l’Afrique d’aujourd’hui : intellectuelle, créative et mondiale.

“Donner une nationalité au sens strict à la création, c’est la fossiliser” (Gary Victor)

“La plus secrète mémoire des hommes” est un livre monde qui contient beaucoup d’autres livres et laisse voir en filigrane des écrivains d’horizons variés. L’exergue rend hommage à Roberto Bolaño, auteur argentin.  Le roman est dédié à Yambo Ouologuem, célébré par le prix Renaudot en 68, puis aussitôt hué et accusé de plagiat. Mbougar Sarr s’inspire de la vie de cet auteur, s’en affranchissant aussitôt, pour créer l’histoire de son personnage, TC Elimane. Le jeune Diégane Latyr Faye reconstitue le parcours du seul livre publié par Elimane, Le Labyrinthe de l’inhumain, un roman-collage disparu. Une écrivaine, inspirée par Ken Bugul, lui offrira l’exemplaire qu’il cherchait. L’aventure pourra alors commencer, à travers plusieurs pays et plusieurs époques, embrassant l’histoire du XXe siècle. 

Les gros livres, ici 457 pages, sont souvent bavards, on voudrait parfois les soulager de quelques paragraphes, voire de quelques pages mais ici ce n’est pas le cas. Pas du tout. Les registres de langue sont divers et choisis, le vocabulaire étonnamment riche, la technique de récits enchâssés renouvelée et l’auteur explore toutes les possibilités du roman. Ça brille et ça chatoie et les papilles se réjouissent. Le lecteur curieux ne s’ennuiera jamais, tenu en haleine par les surprises, les trouvailles, les rythmes, les liens d’un personnage à l’autre auxquels on ne s’attendait pas. L’énergie qui émane de ce livre est celle des très grands romans. On dirait du Proust en bonne santé qui sauterait en pyjama par la fenêtre pour aller parcourir le monde.

Écrire un tel chef d’œuvre si jeune, un ruissellement de littérature, c’est terriblement impressionnant. La langue est belle, la vision puissante. Avant même l’obtention du prix Goncourt, de nombreux lecteurs enthousiastes pensaient que ce roman allait apporter du neuf à la littérature. À votre tour, laissez-vous emporter, laissez-vous mener et, au moment où vous vous penserez perdu, comme on peut l’être la nuit dans une ville inconnue et tentaculaire, l’auteur vous donnera toutes les clés pour continuer à avancer. Vous sortirez de ce labyrinthe, baigné, frotté, décrassé, lavé, à la beauté de la littérature.

“La plus secrète mémoire des hommes”, Mohamed Mbougar Sarr. Coédition Philippe Rey et Jimsaan, 2021. 462 pages, 22€.

L’auteur est en dédicace sur le stand de la librairie Sauramps, le 20 mai à 15h30, le 21 mai à 11h30 et 17h. La Comédie du Livre a donné par ailleurs une “Carte blanche” à Mohamed Mbougar Sarr qui invite à débattre les auteurs Lydie Salvayre, François-Henri Désérable, Aminata Aidara, Jakuta Alikavazovic, Nicolás Lasnibat, Sami Tchak, Annie Ferret et Julien Delmaire durant le festival. En savoir +, ici.

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Blanco
Blanco
1 année il y a

Roberto Bolaño est un auteur chilien et non argentin.

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