Le proverbe anglais “il ne faut jamais lancer de pierres quand on habite une maison de verre” trouve tout son sens dans “Une pluie de septembre”, premier roman très remarqué de la jeune britannique Anna Bailey, invitée du FIRN 2022 à Frontignan que Sonia Chalbi a interviewée. Un étonnant thriller psychologique dans l’Amérique de Trump qui a pour cadre la communauté puritaine d’une petite ville du Colorado.
LOKKO : Le lieu est-il essentiel ou le roman pourrait-il se dérouler ailleurs ?
ANNA BAILEY : Lorsque j’ai commencé à écrire le roman, en 2019, le lieu me semblait effectivement essentiel. Je n’avais quitté les États-Unis que l’année précédente, et mon expérience là-bas était donc encore très concrète. Lorsque j’ai déménagé en Amérique, Donald Trump arrivait au pouvoir et il y avait une montée générale du sentiment d’extrême droite, ce qui rendait la vie inconfortable et parfois carrément dangereuse pour moi en tant que lesbienne. Toute question divisait violemment les Américains, qu’il s’agisse de religion, race, sexe ou simplement votre épicerie préférée (par exemple, dans la petite ville où je vivais au Texas, il était impensable d’être vu.e de faire ses courses dans le même magasin que la communauté latino “pauvre”), et si vous vous trouviez dans une ville où la majorité croyait une chose et vous une autre, vous étiez vraiment un.e paria. C’est du moins l’impression que j’ai eue et, bien que je comprenne que les États-Unis soient un pays très vaste et hétérogène, j’ai été attristée de constater que cela semblait vrai aussi bien au Texas qu’au Colorado, un État supposé plus libéral dans lequel j’ai déménagé par la suite. C’est en partie pour cela que j’ai choisi le Colorado comme cadre du livre, car je voulais montrer que le racisme, l’homophobie et le fanatisme religieux étaient en hausse dans toute l’Amérique.
Mais avec le recul, je me rends compte que la mentalité de foule et la violence décrites dans “Une pluie de septembre” pourraient se produire absolument n’importe où. Je comprends maintenant que lorsque les gens disent “ne parlons pas de politique”, ils veulent généralement dire “je suis suffisamment privilégié.e pour que la politique actuelle ne m’affecte pas”. Mes parents, par exemple, ne soutiennent pas l’extrême droite, mais ils considèrent cette montée mondiale du fascisme comme un accident de parcours, plutôt que comme une menace réelle. Récemment, notre défilé local de la Gay Pride ici à Bordeaux, s’est heurté à des manifestants d’extrême droite, et lorsque j’en ai parlé à ma mère, elle m’a dit : “Mais cela arrive toujours lors des Gay Prides”, comme si cela rendait la situation acceptable. En écrivant ce roman, j’ai voulu montrer à quel point il est dangereux que les gens normalisent ce type de violence et de haine à caractère politique, et combien il est facile de se laisser entraîner par la foule.
Pourquoi avoir choisi d’écrire un roman choral ? Avez-vous d’abord hésité avec un autre type d’écriture ?
Au départ, je n’écrivais le roman que du point de vue de deux personnages. Après la disparition d’Abigail, je voulais montrer son amie Emma en train de la chercher et de percer le mystère de ce qui s’était passé, tout en l’entrecoupant de chapitres du point de vue du frère d’Abigail, afin que nous puissions voir le genre de famille complexe dont elle est issue. Mais pour moi, ce livre n’est pas vraiment l’histoire d’une jeune fille disparue – c’est l’histoire d’une communauté entière, et de la façon dont ces personnes craquent sous la pression de cette tragédie, révélant leurs secrets et leurs rancunes de longue date. Il était donc plus logique d’explorer l’histoire selon plusieurs points de vue, de voir comment certains personnages et certaines intrigues changent lorsqu’on les regarde avec des yeux différents. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus agréables de l’écriture de ce roman.
Pourquoi y a-t-il une telle divergence entre le titre français et le titre original “Tall Bones” (1) ?
À l’exception des Pays-Bas, je pense que tous les pays où le livre a été publié ont changé le titre ! Même dans les autres pays anglophones : aux États-Unis et au Canada, il s’appelle “Where The Truth Lies” (2), parce que mes éditeurs américains ont estimé que “Tall Bones” ne signifiait pas grand-chose et serait source de confusion pour les lecteurs. Je suppose que lorsqu’il y a également une barrière de traduction, cela peut être encore plus déroutant, et je comprends donc pourquoi certains pays choisissent d’inventer leurs propres titres. J’admets que c’est assez courant de nos jours, mais c’est un peu bizarre !
(1) Les grands os : nom du lieu dit (bois) où Abigail a disparu. (2) Où la vérité se cache.
Traduction Sonia Chalbi.
L’histoire est hélas universelle et à priori terriblement banale : c’est celle d’Abigail, une jeune fille qui disparait après une fête qui dérape un peu trop. Seulement voilà : ce fait divers se déroule dans une petite ville du Colorado, totalement repliée sur elle-même avec des personnages archétypaux en proie à des conflits internes. C’est donc le traitement psychologique qu’Anna Bailey fait de cette intrigue qui est exceptionnel.
Et le lyrisme de sa prose poétique va servir son propos : elle campe d’entrée de jeu un univers noir et suffocant. La description inaugurale porte en germe le drame à venir : Whistling Ridge est “ce genre de ville où les coyotes mâchent les mégots abandonnés pendant que les bandes de garçons se chargent de hurler à la lune”.
Racisme, maltraitance infantile et homophobie…
Cette nature est impitoyable à l’image de ses habitants, un ramassis de puritains qui considère que la différence représente un danger pour la communauté. La structure chorale permet à Anna Bailey de dénouer les non-dits qui ont pu mener à ce drame. Elle effleure ceci avec une sensibilité et une finesse qui sidèrent. Selon Samuel, père maltraitant d’Abigail et hanté par le stress post traumatique du Viet Nam : “si vous laissez certaines choses mijoter assez longtemps, il va leur pousser des crocs et des griffes, et elles finiront par remonter à la surface”.
Le moindre élément potentiellement perturbateur doit être éradiqué pour maintenir l’aspect factice d’une communauté droite dans ses bottes et qui applique les dogmes religieux à la lettre. Grâce à cette multiplicité de points de vue, des thèmes essentiels sont ainsi abordés en filigrane : le gitan et le mexicain qui n’ont pas droit de cité et seront chassés manu militari si nécessaire, la maltraitance infantile et les violences domestiques derrière les rideaux bien tirés de ces maisons délabrées et sans âge, et bien sûr l’homosexualité publiquement et systématiquement condamnée dans les prêches dominicaux : “Aujourd’hui, le pasteur Lewis annonce qu’il va parler de ‘l’homosexuel’. Noah n’a que sept ans et il ne sait pas qui est l’homosexuel, mais il est clair que le pasteur Lewis ne l’aime pas, car il le décrit comme ‘arrogant’ et ‘sans cœur’ et, pire que tout, ennemi de Dieu.”
Les allers retours entre “à présent” et “alors” éclairent sur les choix qui se sont présentés aux protagonistes à un moment donné de leur parcours, et le piège qui se referme sur ceux qui n’ont pas osé braver l’hypocrisie et l’obscurantisme pour se construire une autre vie ailleurs. On parle ici de rêves brisés par les jugements et la médisance, de paradis artificiels qui combattent l’angoisse viscérale des plus sensibles (lucides ?) ou de lâcheté collective face à des secrets qui clairement n’en sont pas. Il devient dès lors fascinant d’observer grâce à des scènes clés comment chacun va réagir pour échapper à cette aliénation : violence, soumission, provocation ou auto-destruction…
Des similitudes avec “Twin Peaks”
“Pluie de septembre” est un thriller psychologique à l’intrigue en fin de compte très secondaire. Le rapprochement avec la série “Twin Peaks” a d’ailleurs été fait à sa sortie : ce qui est intéressant c’est le fait que l’héroïne n’est pas celle que l’on croyait, et qu’au final, tous les habitants ont quelque chose à cacher dans cette ville rurale de carte postale. Pas d’Amérique bling bling ici, plutôt ceux qui ne peuvent pas faire d’études, qui vivent dans des mobile homes et que la religion emprisonne dans leurs peurs. Comment survivre dans une société aussi déterministe et défaillante ? Comme dans “Le diable tout le temps” (Donald Ray Pollock), le pasteur incarne la dérive absolue d’une religion qui punit au lieu de comprendre et qui peut conduire à l’hystérie de masse et au lynchage.
Plongez dans ce livre dont la lecture continuera de vous hanter. On se pose beaucoup de questions sur le genre humain, sur les sociétés prétendument civilisées et on cherche tout de même à savoir ce qui a bien pu arriver à Abigail. Merci Anna Bailey pour ce sublime roman qui nous rappelle le devoir d’humanité envers les minorités quelles qu’elles soient. Et même les remerciements de fin confirment la belle personne qu’est Anna et l’étendue de son combat militant. “Merci à toutes les personnes entre le Texas et le Colorado qui m’ont fait partager leurs histoires dans un pays tellement divisé. Votre présence enrichit votre nation.”
“Une pluie de septembre”, Anna Bailey, traduction Héloïse Esquié, Sonatine, 21 €.
Anna Bailey fait partie des 25 autrices invitées pour fêter les 25 ans du Festival international du roman noir de Frontignan, du 24 au 26 juin. En savoir +, ici.