Annie Ernaux fascine les sociologues (*). Sa littérature a constitué un puissant témoignage de l’époque notamment son chef d’œuvre “Les Années”. Comme un pendant cinématographique, “Les Années Super 8“, le documentaire réalisé avec son fils, David Ernaux-Briot, est de la même veine. Il raconte la vie d’une famille des années 70 et la naissance d’une écrivaine. En accès libre sur Arte avant une sortie en salles le 14 décembre.
La vie de famille de 1972 à 1981
Au départ, il y a le mari d’Annie Ernaux qui achète, comme beaucoup de français à l’époque, une caméra Super 8. L’ultime objet de vacances que les familles des années 70-80 vont priser pour immortaliser leurs jours heureux. Des anniversaires aux voyages en passant par les merveilleux matins de Noël et leurs paquets colorés tout y passe et le mari d’Annie Ernaux prend soin de jouer le metteur en scène familial. Ces heures de pellicules sont restées par la suite bien rangées dans on ne sait quel grenier. L’auteur de ces images est mort. Son ex-femme, Annie Ernaux est devenue l’écrivaine internationale qu’on connaît. C’est le fils qui a l’idée de fabriquer un documentaire de ces petites séquences muettes et vieillies. Annie Ernaux raconte avec sa propre voix et son propre texte, mêlant les souvenirs intimes des siens à l’Histoire du monde en train de se faire.
En racontant sa propre vie à travers des événements assez communs, ce qu’elle appelle “des bribes d’une vie familiale prise de manière invisible dans l’histoire de l’époque“, elle sait convoquer la grande histoire sociale. Ainsi, comme une caméra qui zoome et dézoome, ce joli mouvement de bascule entre l’intime et l’universel fait de cette épopée familiale la photographie d’une France inégalitaire et toujours plus ouverte au marché international, autrement nommée par l’écrivaine, les années Giscard.
Un “récit au croisement de l’histoire“
“En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là“, explique Annie Ernaux dans ses notes d’intention.
C’est toujours percutant car la plume d’Annie Ernaux est affûtée pour décrire les souvenirs, elle trouve les phrases, les tournures et les détails qui touchent au plus juste des mouvements de l’époque. La séquence sur le couple Ernaux en Albanie maoïste conjugue parfaitement l’Histoire d’un monde fracturé par deux blocs radicaux et le voyage de deux époux de plus en plus mal assortis en quête de dépaysement estival.
“La femme à l’image se demande ce qu’elle fait là”
Annie Ernaux fait parler ces images muettes, elle leur redonne du sens tout en faisant un auto-portrait. “La femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là” ? C’est la Annie d’aujourd’hui, auteure reconnue dans le monde qui commente et décrit les questionnements intérieurs d’une jeune épouse, étouffée par la préparation de ses cours et propulsée dans une nouvelle vie de bourgeoise à moitié désirée. Elle raconte comment la fille populaire d’Yvetot est devenue une intellectuelle jouissant d’un confort de vie qui l’éloigne de son passé. Une femme perdue entre ces deux “bornes sociales” comme elle le dit si bien, en retrait, dans l’attente d’un avènement décisif. Elle a publié un seul roman “Les Armoires vides“ sur son avortement quand elle était étudiante et s’est déjà juré de “venger sa race”. Cette expression deviendra le mantra de toute une œuvre.
“Les Années Super 8” de Annie Ernaux & David Ernaux-Briot, 2022, France, 1h01.
Disponible sur Arte, ici. En salles le 14 décembre.
(*) Écoutez cette émission spéciale de La Suite dans les idées sur France Culture, qui lui a été dédiée, samedi 8 octobre : Les sciences sociales lectrices d’Annie Ernaux (radiofrance.fr)
Nous sommes nombreuses de sa génération à avoir été des Annie Ernaux ! Je me demande si nous sommes nombreuses à nous être échappées grâce l’appel irrésistible de l’expression artistique …