Philosophe de formation, la thérapeute montpelliéraine Catherine Verne a développé une expertise en éco-anxiété. Elle a participé à l’ouvrage collectif “Ce que nous dit la crise du coronavirus” auprès de penseurs engagés tel Serge Latouche. Son essai “Quand tout s’effondre : comment se reconstruire ?” évoque son accompagnement spécifique de personnes angoissées par la crise climatique.
LOKKO : “Quand tout s’effondre, comment se reconstruire ?” est-il l’essai d’une philosophe qui relève de la collapsologie ou bien un manuel de résilience d’un thérapeute ?
CATHERINE VERNE : Face à l’actualité anxiogène, on a besoin de garder les idées claires et les nerfs solides. Or la rigueur du discernement philosophique ainsi que des outils thérapeutiques appropriés nous en donnent les moyens. Je répondrais donc “les deux !” à votre question, dans la mesure où c’est en ma double qualité d’intellectuelle et de praticienne que j’ai élaboré cet essai pour tenir mentalement le choc de l’effondrement en cours, à la nuance près que je ne me réclame pas de la collapsologie. Pour moi, nous vivons en effet une mutation de plus, certes critique, du monde ; ses accents tragiques ne me font pas perdre de vue qu’il s’agit de savoir passer à autre chose, un enjeu pour tout un chacun autant que pour le politique. C’est pourquoi, loin des hauts-lieux du débat sur la direction à prendre collectivement, je me suis penchée sur l’individu inquiet de subir la perte de ses repères et qui se demande : “mais que puis-je tout seul ?”.
“L’éco-anxiété n’est pas une pathologie”
Comment définiriez-vous l’éco-anxiété ? Comment se manifeste-t-elle ? Nous sommes sans doute fort inégaux devant elle ? Vous proposez une sorte de typologie des réactions face à la perspective d’une fin de notre monde.
Celui qui suit avec un sentiment d’impuissance la dégradation de l’environnement naturel dont il est partie prenante peut développer ce type d’anxiété, qui est réactionnelle et non forcément d’origine pathologique à la différence d’autres troubles. Comme le burn-out avant elle, l’éco-anxiété constitue un symptôme collectif d’épuisement psychique. Rien de tout cela n’est un signe de pathologie mentale à l’heure où une crise totale frappe tragiquement l’humanité et la planète. On s’en trouve atteint en fonction de sa sensibilité, son vécu, ou encore son degré d’information. Selon où on en est personnellement, il s’agit en effet de procéder par les 3 étapes développées dans mon livre pour d’abord se confronter à la réalité, ensuite accueillir la souffrance et enfin passer à l’action.
Vous parlez beaucoup du déni – le film “Dont look up” l’a admirablement rendu – comme fait majeur ?
Moins le déni est tenable, plus on s’y agrippe, faute de savoir faire autrement. Annoncez à quelqu’un que son monde s’effondre, son premier réflexe sera sans doute de s’y arc-bouter, quitte à être emporté dans sa chute. Le succès insistant de cette stratégie psychique confronte l’humanité à la grande question nietzschéenne : “quelle dose de vérité un esprit peut-il supporter ?”. Cela dit, une aussi grande menace, également dénoncée par le film que vous citez, est en passe de supplanter celle du déni. Je veux parler du cynisme : on sait mais on aggrave la situation pour le profit à en tirer. Cette posture mentale dont l’opportunisme sévit par exemple dans des milieux corporatistes, politiques ou encore spéculatifs, se distingue notamment du déni en ce qu’elle ne fuit pas la souffrance, elle la méprise.
Une femme ne sait plus si elle doit devenir maman à cause des rapports du GIEC
En tant que thérapeute, voyez-vous des patients qui viennent consulter pour ce seul motif ?
J’ai de plus en plus de patients qui me consultant pour de l’éco-anxiété car certains métiers, modes de consommation ou conditions de vie climatique exposent à devoir au quotidien se confronter aux crises anxiogènes en cours.
Une femme ne sait plus si elle doit devenir maman à cause des rapports du GIEC, un couple qui a tout perdu lors d’inondations attend résigné la fin du monde, les déconvenues d’un citadin parti s’improviser néo-paysan lui font abandonner tout espoir en l’avenir, un jeune reprend le cours de sa vie après avoir vu sévir dans sa région des incendies mais désinvestit les études et s’enferme dans des idées noires. Tous n’ont pas subi un désastre écologique traumatisant. Souvent, c’est un comportement qui a changé inexplicablement qui alerte : un ingénieur hydrobiologiste ne supporte plus les gestes nécessaires au diagnostic de la qualité de l’eau, un ado qui a suivi en boucle les incendies à la télé développe une obsession morbide pour les écocides, une militante écologiste voit sa colère devenir hors contrôle. Quand le seuil du supportable a été dépassé, la digue cède, on s’effondre.
Mais, doté de capteurs émotionnels ou intuitifs hors normes, l’hypersensible sent aussi en lui résonner le tragique de la situation environnementale la plus lointaine. Ensuite, c’est souvent en consultant pour une épreuve tel le burn-out, la dépression ou le deuil, qu’on se relie à ce qui s’effondre aussi au-dehors, pour ainsi dire en écho. Il n’est pas rare à l’inverse que quelqu’un qui vient me voir avec, pour motif conscient, la peur réactionnelle que tout s’effondre autour de lui, recherche de l’aide concernant en réalité ce qui est en train de s’effondrer structurellement en lui-même. Cet “écho anxieux” entre microcosme et macrocosme, trames personnelle et historique, revêt les allures d’un cri d’alarme qui s’amplifie : comment vivre, aimer, travailler au milieu du chaos ? La souffrance subjective convoque ici le collectif en sanctionnant rien moins que l’échec d’un modèle civilisationnel délétère et défaillant.
Le chaos extérieur se dépasse d’abord de l’intérieur
Que leur proposez-vous ? Y-a-t-il vraiment des outils facilement exploitables à l’échelle individuelle face à cet événement majeur ?
C’est surtout par soi-même qu’on cherche des réponses à des questions comme : Est-ce que faire des projets a encore un sens ? Comment me préparer mentalement à des privations ? Que faire concrètement en cas de peur panique ? de désespoir ? ou quand je me sens incompris ? etc. Mon livre sert cette démarche pragmatique d’autonomie avec des exercices thérapeutiques simples à pratiquer et des pistes de réflexion quand l’absurdité défie notre entendement. Cette logique que j’ai prolongée dans le blog “Vivre l’effondrement”, s’apparente à celle des gestes de premiers secours, la compréhension de ce qui se joue en plus. Le travail sur soi se trouve facilité en cabinet par une approche cette fois personnalisée, qui part du terreau plus singulier de représentations et d’affects sur lequel s’est développée la souffrance pour construire du sens et orienter une alliance thérapeutique, plutôt de type psycho-corporelle dans ma pratique. C’est toujours subjectivement qu’on investit les faits, même au point de rencontre de nos trajectoires individuelles avec la grande histoire collective : ce qui fait événement pour vous dans les crises actuelles n’a pas forcément la même signification pour quelqu’un d’autre.
Cependant, au-delà des spécificités qui les distinguent, tous ceux qui consultent parce que notre conjoncture les alerte sur les questions du respect du vivant, de la valeur du lien ou de l’engagement pour l’avenir, souffrent de leur lucidité. Face à un stress aussi légitime, un accompagnement doux permet de réajuster le curseur d’une sensibilité éprouvée par les crises et de retrouver sa stabilité sans dénaturer ses motivations profondes et respectables.
Quelle est la leçon profonde de ce livre érudit, fouillé, à la fois sombre et joyeux ?
Un message plutôt à faire passer : le chaos extérieur se dépasse d’abord de l’intérieur. À ce titre, opposer travail sur soi et action civile n’est une posture ni tenable ni productive à mon sens : avec quelle efficacité contribuerai-je à l’engagement collectif si je le rejoins submergé par mes illusions ou mes affects négatifs ? En revanche, le sens du tragique de notre condition, catégorie objective s’il en est, n’empêche ni l’humour ni la célébration de la vie, bien au contraire ! Aussi, à la question de départ : “que puis-je tout seul ?”, j’encourage chacun à répondre : “avec méthode, tout ; avec joie, le meilleur”.
“Ce que nous dit la crise du coronavirus” et “Quand tout s’effondre : comment se reconstruire ?” ont été édités par les éditions Libre et Solidaire à Paris.
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