“Métamorphose” invite à plonger dans les années 70 et 80, à travers le regard des photographes français. Une période qui marque une avancée de la photo engagée. Une exposition d’ampleur qui présente 240 clichés.
Dans une rétrospective, il faut bien des bornes. Celles choisies par les co-commissaires Michel Poivert et Anna Grumbach s’imposent entre deux événements politiques majeurs, Mai 68 et la fin des années 80 ponctuée par la chute du Mur de Berlin. Entre ces deux dates, excluant le principe d’un parcours linéaire, il a bien fallu bien dégager des thématiques : “Métamorphose” en propose 6, qui s’interpénètrent et se répondent dans un cheminement sinueux qui permet de les observer simultanément.
Est-ce que ces deux formes d’analyse révèlent quelque chose d’évident dans le courant de la photographie en France ? Le discours le défend bien. Michel Poivert, grand théoricien de la photographie, présente cette période comme celle où l’art et le manifeste deviennent désormais ce qui détermine la prise de vue des professionnels. Mais, même si on élimine le courant de la photographie humaniste (Cartier-Bresson ou Doisneau) que les conservateurs assument mettre de côté car déjà passé au stade patrimonial à la fin des années 60, comment caractériser autrement qu’artistique le travail de Man Ray ? Ou celui d’Eugène Atget, dont la captation du Paris du XIXe siècle se rapproche de celle des photographes documentaires missionnés par la DATAR pour faire état des mutations survenues sur le territoire français ? On pourrait à l’infini gloser sur les limites et les dates. Ce serait bien dommage, tant c’est du plaisir et de la curiosité qui déferlent des quelques 240 clichés exposés au Pavillon Populaire.
Les débuts et les fins sont poreux ; c’est dans ce même esprit qu’il faut entrer dans “Métamorphose” : en se laissant traverser par l’énergie que diffuse l’exposition, en adhérant sans réserves à la subjectivité de la proposition. Ainsi, tout saute aux yeux, émouvant, percutant : la pertinence de l’accrochage, les réminiscences de ces deux décennies si loin-si proche, la rencontre avec l’esthétique so vintage de la société d’alors.
Mai 68. Nous sommes au cœur de la révolution. Avec les manifestants. Le regard n’est pas posé à distance, le point de vue ne cherche pas la neutralité : il s’agit au contraire de soutenir le mouvement, de lui donner une voix par l’image. Gilles Caron s’approche du conflit avec la même détermination que dans son travail de photographe de guerre. L’iconique “Le lanceur de pavé, rue Saint Jacques” jouxte son saisissant “Étudiant pourchassé par un CRS, rue du Vieux Colombier”. Quelle rage. Quelle violence. Les scènes saisies au vol rendent les corps immensément vivants, ils déchirent le cadre. Caron nous ouvre les yeux à la vitesse de son obturateur. Le regard de Janine Niepce livre des images plus picturales, quasi graphiques. Et Claude Raimond-Dityvon se lance dans un corps-à-corps vibrant dans la mêlée. C’est la jeunesse qui occupe le champ. Elle est montrée depuis l’intérieur. Les bandes : Yan Morvan et ses “Blousons noirs” 1977 (dessus), Philippe Chancel et ses “Rebel’s Paris 1982”. Ou les groupes de musique : Alain Dister. C’est un ouragan de vitalité que les photographes ont su capter.
Et, comme pour tempérer cet élan, une photographie de la série “L’Europe du silence” (1979-2000) de Stéphane Duroy fait ressurgir les fantômes de l’Histoire (dessus). “Auschwitz-Birkenau” nimbe le camp d’une sorte de mystère troublant. Le grillage est pourtant bien là. Les sinistres bâtiments aussi. On devine immédiatement le sujet de la photo. Mais le point de vue éloigné, laissant aux maigres plantes et à la neige la place de raconter peut-être autre chose, permet au temps de continuer à passer, enveloppant l’image de l’horreur par ce qui pourrait être une consolation.
Dans la section “Corps en liberté”, où les portraits androgynes de Bettina Rheims (série “Modern Lovers”, 1990, à la UNE) côtoient “Les amants magnifiques” (1989) d’Yves Trémorin, et la provoc du photographe de mode Guy Bourdin, voilà une image qui choque très fort aujourd’hui, et certainement pas pour les mêmes raisons que la plupart des clichés exposés dans cette thématique (dessous).
Dans le “Naufragé – Claude Closky” (1986) de Pierre et Gilles, la nonchalance du jeune noyé transpire d’insolence à l’heure des mortelles embarcations sur les routes maritimes de l’exil. Morceaux de filets emmêlés, jouet rescapé, planche. Tout est là, entourant le visage de l’éphèbe érotisé par quelques projections de peinture blanche dans sa noire chevelure. Parfois les décalages temporels frappent au-delà du simple changement de contexte. Étrange choix que d’avoir accroché ce naufragé de pacotille qui a bien mal vieilli (dessous).
Les postures de Michel Journiac imitant “24 heures de la vie d’une femme ordinaire” (1974) sont autrement plus subversives. Et on a la surprise, dans “La lessive” de voir inscrit sur le paquet de Génie sans bouillir que la lessive est biologique. Déjà ?!
Ce sont justement les objets qui sortent grands vainqueurs de voyage dans les années 70 et 80. Ils sont dans “Présence des choses”, belle trouvaille thématique des commissaires, mais aussi dans “Vivre la crise”. On est happé par les “Intérieurs” (1980) de François Hers. Véritables portraits posés de l’habitat, ils exhument toute une atmosphère de plastique et de couleurs (qu’on adore retrouver aux Puces le dimanche). Papiers peints surchargés de motifs, télés aux coins arrondis, fleurs artificielles. Et l’idole du moment veille sur l’ensemble : costume moulant et pattes d’éléphant, Claude François, à jamais jeune, trône sur le mur du salon (dessous).
Et lorsqu’on veut montrer la crise qui sévit après le choc pétrolier de 1973, ce sont toujours les objets qui grignotent le cadre. Marie-Paule Nègre, dans sa série “Contes des Temps modernes ou la misère ordinaire” (1987) saisit merveilleusement les familles dans leur habitat. Toiles cirées, rideaux, visage de femme blonde décolorée qui sourit dans l’écran de télé. Dans son “Étude photographique sur les habitants du Val-de-Marne” (1986), Sabine Weiss (regard en plongée mais certainement pas surplombant, angle de la pièce en perspective) souligne l’amoncellement (d’enfants, d’objets) dans des intérieurs exigus (dessous).
Ce ne sont pas des photographies qui feraient un quelconque bilan d’une situation sociale. Il y a là un véritable échange entre les auteur·e·s et leurs sujets, ce sont des moments importants qu’ils et elles nous livrent ceux qu’ils ont voulu et su établir dans leur démarche même de photographes. Nous sommes à table avec celles et ceux qui prennent leur petit-déjeuner. C’est nous que ces deux femmes nues regardent dans les yeux (“Nues” 1987), photographiées chez elles, en pied, par Jean Rault. Elles ont quelque chose à nous dire, et nous les entendons.
Jusqu’au 15 janvier 2023, Esplanade Charles de Gaulle à Montpellier. T +33 (0)4 67 66 13 46. L’exposition est ouverte du mardi au dimanche de 10h à 13h et de 14h à 18h (dernière entrée 15 minutes avant la fermeture). GRATUIT.
Photos DR/Pavillonpopulaire/En revenant de l’expo.