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Frédéric Saumade : “Ceux qui parlent de réforme de la bouvine semblent totalement ignorants”

Ce samedi 11 février 2023, plus de personnes sont venues défendre à Montpellier les traditions dites de la “bouvine” et plus largement la “ruralité”. Une réaction à un appel d’Eddine Ariztegui, élu du Parti animaliste au conseil municipal de Montpellier, rejoint par plusieurs de ses collègues EELV, qui prône d’en réformer les usages, dans le sens d’un mieux-être animal (*). La polémique faisant rage, LOKKO a choisi d’interviewer l’anthropologue Frédéric Saumade, héraultais d’origine, spécialiste de cette tradition qui prospère aux portes de Montpellier.

 

 
“Un hectare minimum par bête”

LOKKO : Voici quelques semaines était écartée la loi Caron d’abolition de la corrida en France. Etes-vous surpris que très vite les questions tauromachiques reviennent dans l’actualité, cette fois en faveur d’une réforme des pratiques de la bouvine, au nom du bien-être animal ?

FRÉDÉRIC SAUMADE : Pas du tout. Au fond, c’est l’élevage lui-même, la domestication animale, la consommation de viande y compris, qui font l’objet d’une opposition croissante. Cela se relie aussi à la place de l’élevage dans le réchauffement climatique. Mais comment confondre l’élevage industriel concentrationnaire avec l’élevage extensif traditionnel !? En Camargue, la norme est d’un hectare minimum de pâturage par bête. Ce mode d’élevage contribue au maintien d’écosystèmes très précieux, très favorables au restant de la faune ; tout particulièrement les oiseaux. C’est ce que montrent toutes les études sérieuses.

Les débats sur la loi d’abolition de la corrida prenaient grand soin de ne pas confondre d’une part cette pratique de tradition espagnole, incluant obligatoirement la mise à mort du taureau, et d’autre part la course camarguaise, qui exclut cette mise à mort. Les développements d’actualité visant cette dernière ne font-ils pas penser que ces deux traditions sont peut-être moins éloignées l’une de l’autre qu’il y paraît ?

Il y a bien un système d’opposition entre ces pratiques, où c’est à l’homme d’affirmer sa domination pour l’une (la corrida), et à l’animal de le faire pour l’autre (la bouvine). Or il ne s’agit pas d’une opposition exclusive, mais dialectique. Il faut les concevoir dans un rapport de langage articulé. Revenons à Claude Lévi-Strauss pour considérer comme fondamentaux ces écarts différentiels entre les cultures, sans quoi il n’y aurait pas d’humanité. Le principe de confrontation d’humains contre de puissants bovins est un symbole majeur des civilisations rurales eurasiatiques. Il connaît une déclinaison d’une multitude de variantes culturelles, chacune avec son organisation spécifique, qui va jusqu’au rodéo américain. C’est bien cette déclinaison qui est la preuve qu’il s’agit de cultures, et non de formes barbares insensées.

“La tauromachie relève de pratiques qui n’ont rien de sauvage”

Au milieu des années 90, l’ouvrage issu de votre thèse universitaire, mettant en regard les deux tauromachies, espagnole et camarguaise, portait le titre “Des sauvages en Occident”. N’était-ce pas assez ambigu ?

Ça l’a été pour ceux qui n’ont pas pris la peine de lire ce livre et n’ont perçu cela qu’au premier degré, pour en retourner les thèses contre moi-même. En fait, il y a là un jeu assez sophistiqué entre le fait que dans ces traditions rurales, les taureaux sont dits “sauvages”, et le fait que l’anthropologie, science très occidentale, a d’abord considéré comme “sauvages” les populations autres. En réalité, les taureaux de la tauromachie relèvent de pratiques culturelles, de sélection, de modes d’élevage qui font qu’ils n’ont rien en fait de sauvage ; pas plus que ne sont sauvages des populations autochtones.

L’appel de l’élu montpelliérain qui a déclenché la bataille actuelle, ne fait que prôner une réforme de certaines pratiques de cet élevage, sans conclure à l’interdiction de la course camarguaise en tant que telle. Comment expliquer que cela provoque une réaction aussi passionnée, épidermique, réveillant toutes les thématiques profondes de la défense d’une identité ?

C’est qu’il est très provoquant d’exiger une réforme d’une pratique dont on montre qu’en fait on n’y connaît rien, et qu’on ne veut rien savoir. L’appel mentionne que les taureaux camarguais seraient castrés pour les rendre moins dangereux, plus dociles face aux hommes. C’est une totale absurdité. Rappelons d’abord qu’il n’y a aucune forme d’élevage sans castration. Seuls les reproducteurs sont maintenus intègres. Mais le taureau camarguais est castré, précisément parce que cela canalise son agressivité, de sorte qu’il sera beaucoup moins impulsif et dispersé, et deviendra beaucoup plus concentré sur l’essentiel, avisé et observateur. Cela le rend beaucoup plus difficile à manier, et en définitive plus dangereux pour les hommes, parmi lesquels on compte des blessés, voire des décès.

 

La passion du spectateur de course camarguaise est avant tout orientée par une connaissance très fine du comportement animal, dont bien peu de défenseurs des animaux seraient capables. D’ailleurs la course camarguaise est de ce fait peu spectaculaire, hermétique à qui n’a pas accédé à cette connaissance. Elle relève d’une tradition très élaborée, qui, au terme de dix années de courses en piste, puis une retraite au pré, conduira bien des taureaux à avoir leur stèle mortuaire, voire leur statue, quand ils ne laissent pas un nom de rue. C’est très difficile de parler sereinement de réforme avec des gens qui semblent tellement ignorants.

“Entièrement d’accord pour réduire la souffrance animale”

Mais n’est-ce pas totalement illusoire de considérer la tradition comme intangible, figée pour toujours, alors que tout ne cesse d’évoluer dans un monde qui évolue ?

Et la bouvine évolue. De plus en plus de castrations se font selon des méthodes vétérinaires, dans des couloirs de contention, en évitant de harceler les bêtes pour les coucher et les immobiliser. Dans la corrida espagnole, soyons clair : une course telle qu’elle se déroulait dans les années 20 du siècle passé serait insupportable à regarder pour quelqu’un qui fréquente les arènes en 2023. Oui, tout évolue.

Entièrement d’accord pour réduire le plus possible la souffrance animale. Les taureaux sont beaucoup mieux soignés aujourd’hui qu’il y a un siècle. Mais acceptons de considérer que toute domestication est génératrice de souffrances. Examinons le cas des chevaux d’équitation, auxquels se rattache culturellement un imaginaire de suprême élégance. Ces animaux sont sélectionnés, abattus s’ils ne conviennent pas, castrés, débourrés, dressés, harnachés mors aux dents, guidés à la cravache, confinés dans leur box. Est-on sûr que c’est là un sort rêvé ? Mais c’est au monde du taureau que s’attache, tout aussi culturellement, un imaginaire de sauvagerie et de brutalité.

 
“Un ballon d’essai en vue d’une interdiction future”

Si tout le monde est d’accord pour évoluer, pourquoi tirer un signal d’alarme aussi puissant que la gigantesque manifestation prévue ce samedi à Montpellier ?

Les gens ne sont pas dupes. Ils savent que ça ne constitue qu’un ballon d’essai en vue d’une interdiction future. D’ailleurs, la loi Caron d’abolition de la corrida va revenir devant l’Assemblée dès le mois d’avril prochain. Pour ce qui est de la bouvine, c’est tout un pan d’une activité agricole déjà très mal en point, toute une économie régionale, tout un mode de vie, tout un ensemble de paysages et d’écosystèmes qui sont en cause. Parmi ceux qui parlent seulement de réforme, une proportion importante est basiquement hostile à tout élevage, toute domestication, en ignorant que, rendus à la totale liberté, les animaux en cause reviendraient à une loi de la jungle qui en exterminerait le plus grand nombre et provoquerait des déséquilibres écologiquement catastrophiques. Sans oublier que l’essentiel de ce cheptel partirait d’emblée à l’abattoir.

Dans la polémique qui fait rage sont opposés les motifs du bobo urbain d’une part, et du rural de l’autre. N’est-ce pas binaire, caricatural ?

Ça l’est, mais toute caricature inclut sa part de vérité. Il faut considérer que la ruralité dont nous parlons, celle des basses plaines languedociennes, très urbanisées, péri-urbaines, sont en fait très mêlées d’éléments de culture bobo, colportés par les urbains qui recherchent un contact avec la nature. Installés dans leurs lotissements, leurs mas restaurés, leurs maisons de village, certains restent totalement hermétiques à ce qui demeure de culture villageoise autour d’eux. D’autres pas. Du reste les mainteneurs de la tradition locale sont souvent eux-mêmes de familles venues d’Espagne, d’Italie, ou descendues des causses du Massif central.

Parmi les nouveaux implantés, surtout en seconde génération, on va trouver des jeunes qui deviennent raseteurs. C’est d’ailleurs remarquable dans les familles d’origine maghrébine puisqu’un grand nombre des champions de la course camarguaise sont de cette origine ; signe là aussi d’une évolution et d’une adaptation incessante. En fait la bouvine survit dans un milieu humain très contrasté. Mais l’attachement à une ruralité signifie le souci de sauver une forme de vie sociale, d’originalité culturelle, qui empêche de sombrer au rang de village-dortoir.

 
“L’extrême droite puissante dans les zones de la bouvine”

Des formations d’extrême-droite ont immédiatement annoncé leur présence active dans le rassemblement montpelliérain. Simple tentative de récupération ? Ou signe plus profond ? (On reconnaît ici Robert Ménard, maire de Béziers entre le maire centriste de Arles, Patrick de Carolis, et Laurent Jaoul, maire Les Républicains de Saint-Brès, initiateur de l’événement).

Les deux. Il est clair que l’extrême-droite est puissante dans les zones où prospère le plus la bouvine. Comment le nier ? 65 % pour Marine Le Pen au second tour au Cailar, 80 % à Galician. On ne peut nier que les fondateurs de la bouvine, dans le giron de Frédéric Mistral au XIXe siècle, étaient d’un monde agricole anti-républicain, proche de Maurras. Et en pleine confusion idéologique, il en est pour voir dans le taureau un emblème de la race et du terroir. Moi qui suis radicalement antifasciste, et me tiendrai le plus loin possible de ces groupes identitaires, je n’y vois pas une raison suffisante pour gommer les valeurs de défense de diversité culturelle, de richesse écologique, de métiers de haute tradition, que j’y reconnais. Remarquons au passage qu’il existe aussi toute un courant animaliste d’extrême-droite parmi les anti-corrida. Brigitte Bardot fraye avec le RN.

Le rodéo américain également visé

Doit-on considérer le monde de la bouvine comme condamné à terme, irrémédiablement, du seul fait du délitement de la société rurale dont il émane ?

Je ne suis pas devin. Des tendances très profondes et puissantes existent, délétères à l’égard de toute forme de tauromachie. On sera peut-être surpris d’apprendre que les mêmes batailles entourent la pratique du rodéo américain. Pour revenir à la bouvine, je constate qu’existent encore plus de deux cents élevages (à la UNE, un des plus célèbres d’entre eux, la manade Iris et Jean Lafon), dont l’entretien est très coûteux en fait, et tient à la passion d’un grand nombre de bénévoles, notamment de passionnés du cheval, qui offrent leur service, en tirent honneur, et sont souvent des urbains dans l’air du temps. En fait la bouvine se retrouve au cœur de conflits sociaux et culturels parmi les plus significatifs du moment, et c’est peut-être bien un signe de vitalité.

 

(*) Pour les néophytes, une chose essentielle à savoir : contrairement à la corrida, dans la course camarguaise n’est pratiquée aucune mise à mort du taureau. Toute sa vie durant, l’animal est vénéré pour ses qualités de vivacité et de feinte, quand il court derrière des hommes -les raseteurs- qui tentent de dépouiller ses cornes d’attributs dont elles ont été affublées. Mais le débat se concentre en partie sur la castration à vif des taureaux. 

La pétition pour “un cadre juridique pour que les sévices pratiqués dans certaines manades cessent -brûlures au troisième degré lors des ferrades, découpe de morceaux d’oreilles à vif lors des escoussures et castration à vif-, ici. Elle a recueilli jusqu’ici 2000 signatures.

 

Photos Josy Favard, sauf les photos de foule Rémi Dumas.

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