Café Joyeux a bouleversé le monde de la restauration en France en devenant la première chaîne de cafés-restaurants à embaucher des personnes en situation de handicap mental ou cognitif. Le 14e et dernier café vient d’ouvrir place Laissac à Montpellier. Retour sur une aventure entrepreunariale et humaine hors normes.
Le design de Sarah Lavoine en jette. Un jaune puissant, des carreaux de ciment bleutés au sol, un mobilier élégant. Entre les tables et en cuisine : 8 jeunes salariés “en situation de handicap” qui font leurs premiers pas dans le monde du travail dit “ordinaire”. On y sert une restauration rapide à petits prix, élaborée avec le chef Thierry Marx. Le mardi 28 février, jour d’ouverture, le café n’a pas désempli. La presse montpelliéraine a défilé. Ici, on ne se sent pas du tout comme un client ordinaire. Tout incite à la bienveillance. Et peut-être même un peu plus : il y a une émotion particulière dans l’air.
L’idée du Café Joyeux est née d’une discussion de l’homme d’affaires Yann Bucaille lors d’une sortie en mer sur son catamaran Ephata qui embarque des personnes exclues, marginalisées, des jeunes en foyer d’accueil, des sans-abri, des jeunes handicapés. Passionné de voile, le chef d’entreprise parisien, qui a fait fructifier la société familiale dans les énergies renouvelables, a tout quitté quand sa femme est tombée malade. Installé en Bretagne avec sa famille, il fait construire un voilier adapté aux fauteuils roulants. “Théo, un jeune garçon autiste, m’a interpellé. Il m’a demandé de lui donner un emploi. Lorsque je lui ai dit que je n’en avais pas, il s’est mis en colère en me disant qu’il voulait travailler, se débrouiller par lui-même”, raconte-t-il au journal “Les Échos”. Le premier Café Joyeux ouvre à Rennes, en 2017. Une révolution dans le monde du handicap. Avec une couleur jaune retentissante, qui proclame les valeurs de joie et d’optimisme, l’enseigne se développe à vive allure.
143 CDI
Les équipiers de Café Joyeux, souvent porteurs d’un handicap visible comme la trisomie 21, posent avec le sourire aux côtés de leurs encadrants. Certains salariés, qui ont entre 30 et 40 ans, travaillent pour la première fois de leur vie. Quelques-uns ont pu quitter leurs parents et prendre un appartement. L’entreprise compte pourtant des employés qui présentent des troubles du spectre autistique. Depuis le début de l’aventure, 143 personnes en situation de handicap ont été embauchées.
Pour beaucoup d’entre eux, il n’y aucun avenir professionnel. Seulement 3,5% des travailleurs handicapés sont accueillis en milieu “ordinaire”, c’est-à-dire dans les entreprises du secteur privé et public. Les autres sont orientés vers les établissements d’aide et de service par le travail (fin 2020, on recensait 118 420 personnes travaillant dans les 1 500 ESAT en France).
Si le challenge est de taille, le processus de recrutement n’est pas différent de celui des entreprises classiques. Antoinette Le Pomellec, chargée du développement des Cafés Joyeux, précise à LOKKO : “souvent, l’annonce dans la presse ou sur les réseaux sociaux de l’ouverture d’une antenne suffit à déclencher les candidatures spontanées, avec CV et lettres de motivation”.
Une deuxième maman
Un premier contact téléphonique permet un “un écrémage naturel. La station debout toute une journée en décourage beaucoup. Pas besoin d’avoir des compétences innées en restauration pour postuler mais certains profils, porteurs de lourds handicaps physiques ou psychologiques par exemple, sont refusés.”
Vient ensuite l’étape des entretiens d’embauche. “Les candidats viennent parfois seuls, parfois accompagnés d’un membre de leur famille ou de leur éducateur. C’est un entretien classique. La seule différence se joue dans notre approche. On est moins là pour tester le candidat que pour instaurer une relation de confiance.” Le mot du fondateur est d’ailleurs éloquent : le café Joyeux est une “deuxième maman”.
“Ils nous élèvent aussi”
Les candidats retenus démarrent avec un stage de 1 mois, transformé en CDI s’il est concluant. Les contrats, de 17 à 35 heures par semaine, sont “adaptés à leurs capacités et à leur profil”. Les “équipiers” – c’est le nom des salariés dans une entreprise qui a adopté le vocabulaire marin – sont à la plonge, en caisse, en cuisine et dans la salle. “Certains sont dans leur bulle, ils vont mettre plus de temps. On avance doucement. Nous sommes formés pour bien réagir en cas de crise, par exemple”, explique Louis Houssin, 27 ans, le manager de Montpellier.
Le manager de chaque Café Joyeux n’est ni un éducateur spécialisé ni un cadre aguerri de la restauration. Le recrutement des encadrants repose avant tout sur l’adhésion au projet. “On cherche avant tout des personnes solides qui vont durer “, souligne Antoinette Le Pomellec qui a été manager durant trois ans du premier Café Joyeux ouvert à Rennes. “Elles seront un point de repère pour les équipiers qui ont besoin de stabilité.” À Montpellier, Louis Houssin, 27 ans (à gauche sur la photo de UNE), a passé des années dans l’Armée de terre avant de bifurquer dans l’humanitaire. “Je suis persuadée que la diversité dans nos équipes provoque l’entraide, et je le constate tous les jours. À Rennes, il n’y a pas une matinée où je n’étais pas contente d’aller ouvrir le café”, raconte Antoinette Le Pomellec. “Ils nous font du bien aussi, ils nous élèvent”, commente, de son côté, Louis Houssin.
Une vente de café prospère
En marge des institutions sociales, le café Joyeux a construit une entreprise atypique, labellisée ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) avec un actionnaire unique : le fonds de dotation Emeraude, détenu par le couple Yann et Lydwine Bucaille Lanrezac. Le modèle économique “repose principalement sur des dons de philanthropes et sur la prospérité de l’autre grande activité de la marque : la vente d’une gamme complète de café qui vient compenser la filiale déficitaire des cafés Joyeux” explique Laure Kepes, directrice de la collecte de fonds. Il faut plusieurs années pour rentabiliser un café : même si une partie des salaires est financée par l’état dans le cadre du dispositif Agefiph, les aménagements d’horaires freinent la rentabilité, acquise seulement pour les plus anciens cafés. Leurs bénéfices sont alors réinvestis dans la formation et l’ouverture de nouveaux cafés ou reversés à des actions caritatives.
700 000 euros levés à Montpellier
Comme souvent, l’enseigne s’est implantée sur le territoire à la demande d’acteurs locaux. Pour Montpellier, le service communication donne quelques prénoms : Antoine, Géraldine, Bérangère et Fabrice ont initié le projet. C’est à partir de leur détermination qu’un lieu a été trouvé dans un des meilleurs spots de la ville, les Halles Laissac, et qu’une levée de fonds a été “quasiment bouclée” nous explique Laure Kepes. Son montant : “700 000 euros : une moyenne lissée d’un établissement à l’autre”. 70% de cette récolte provient de grandes entreprises de la métropole à profil écologique : Urba Solar et Heliowatt, deux entreprises liées au photovoltaïques, Septeo, l’éditeur de logiciel (et prestigieuse licorne montpelliéraine) et deux sociétés liées aux énergies renouvelable : Qair et Vol-V, la société de Cédric de Saint-Jouan, éphémère adjoint à la culture de Philippe Saurel. Et de quelques dons de particuliers.
Des fonds qui ont servi à l’achat du fonds de commerce, aux travaux assez importants dans l’ancien magasin de chaussure Agret en face des halles et à la formation de l’équipe. Les 30% restants viennent du Fonds de dotation, l’actionnaire unique du Café Joyeux.
Une success story et des critiques
Médiatique, inspirante, l’aventure singulière -dont le slogan est “Joyeux, servi avec le cœur”– suscite un réel engouement. Pour l’ouverture de l’établissement des Champs-Élysées, le président Macron s’est déplacé avec Sophie Cluzel, alors secrétaire d’État chargée des personnes handicapées dont la fille travaille pour l’enseigne. Les Cafés Joyeux ont fait l’objet d’un documentaire sur Canal + d’Eric Toledano et Olivier Nakache, les réalisateurs du film “Intouchables”.
Des baskets en cuir de raisin griffées le Coq sportif, un contrat avec Nespresso : le Café Joyeux, héros vertueux de l’entrepreunariat français, c’est l’alliance innovante entre solidarité et marketing, entre cœur et business. L’irruption de cet acteur affûté et hybride, qui vient occuper les angles morts du handicap en France, n’est pas sans soulever de légitimes questionnements éthiques.
Pourtant, les attaques ne viennent pas de là. Un article du média en ligne Basta, a pointé les connexions catholiques de “Yann et Lydwine Bucaille Lanrezac, entrepreneurs fortunés, philanthropes et catholiques pratiquants” qui accorderaient “un soutien à la galaxie des associations catholiques”. Catholique pratiquant ? “Oui c’est vrai, et nous essayons tous les deux de vivre en cohérence avec notre foi” a répliqué Yann Bucaille dans un droit de réponse (*). Mais, a précisé en substance le patron des Cafés Joyeux (accroupi, à gauche sur la photo), parmi les 132 associations aidées par le fonds de dotation Emeraude Solidaire, “les 5 que vous citez représentent 0,6 % des dons en 10 ans”.
Un projet à New-York
L’article a laissé des traces dans l’entreprise mais n’a pas grippé la success-story : il y a actuellement 1500 dossiers de demandes d’ouverture sur le bureau des dirigeants. Des antennes ont été ouvertes à Lisbonne et Bruxelles. Le prochain Café Joyeux, 15e du nom, ouvre bientôt à Nantes. La marque a annoncé une trentaine d’ouvertures d’ici 2025. Un projet est à l’étude pour New-York.
9 Place Alexandre Laissac, Montpellier, du mardi au samedi de 9h à 19h, dimanche de 8h à 15h, fermé le lundi. En savoir +, ici. Photos Café Joyeux, Adnane El Isamy.
(*) Lire l’article, ici.