Anne Bourrel, écrivaine montpelliéraine, nous propose ce texte sur son ami, l’écrivain et journaliste soudanais Salah Alguiwaidi, correspondant de “La Voix de l’Amérique” qui vit à Khartoum, en première ligne actuellement dans la terrible guerre civile qui secoue ce grand pays du nord-est africain, et provoque un désastre humanitaire avec 700 000 déplacés depuis la mi-avril, selon l’ONU. Elle a recueilli par WattsApp ses impressions pour LOKKO (*).
Tu crois que le Soudan est loin de toi alors qu’il est là, juste à côté. Parfois même, il frappe à ta porte : c’est Dinar dans un éclat de rire qui t’apporte ta commande Uber. Ton fils, c’est le copain d’Amrou, cet élève brillant du lycée Jules Guesde et ta fille dessine des mangas avec Malek, qui est un ange comme son nom l’indique. Hanadi t’a offert aujourd’hui ses fallafels maison qui sont les meilleurs du monde. Hassan Moussa, le grand peintre qui vit dans l’arrière-pays, vient juste de traverser la place de la Comédie, avec sa démarche tranquille et posée.
Alors, viens pas me dire que le Soudan, c’est loin.
Tu savais que c’était la guerre en ce moment ? Vaguement entendu des infos à la radio ? C’est compliqué mais en deux phrases, je te résume : après la révolution de 2019 qui a viré le dictateur sanguinaire Omar El bachir, un gouvernement mixte a été mis en place. Des civils et des militaires mené par le général Al-Burhane et le général Hamiti. Ce devait être provisoire mais non, bien sûr. Coup d’état en 2021. On a manifesté partout dans le monde pour que les civils puissent organiser des élections. Rien n’y a fait. Même pas les jeunes soudanais descendus dans la rue à main nue et sur lesquels les militaires ont tiré, faisant des centaines de morts, des filles et des garçons qui ont l’âge de nos enfants.
Deux généraux se tapent dessus
Depuis, après un semblant d’accalmie, la situation n’a cessé de s’envenimer. Maintenant, les deux généraux se tapent dessus à coup d’armes russes et saoudiennes. Le peuple reçoit leurs bombes et, comme dans une tragédie grecque, les géants se rient des petits.
Tu pourrais croire que tout ça, c’est pas ton business. Mais chéri, le monde est une toile et nous sommes tous liés : Poutine est dans le coup, les russes, leurs troupes Wagner et aussi l’Arabie Saoudite qui depuis quelques jours essaient de faire cesser les combats. La troisième guerre mondiale, t’y crois ? Alors viens, approche-toi, et par-dessus mon épaule lit ce que m’écrit Salah, journaliste et traducteur de l’arabe à l’anglais et au français, resté volontairement dans son pays et sa ville, auprès de son peuple.
“Ton petit-fils de 5 ans rampe sous le lit”
“Il se peut que tu ne subisses aucun dommage matériel direct pendant la guerre. Mais la guerre a un effet psychologique et moral dévastateur.Quand ton petit-fils de cinq ans rampe sous le lit, effrayé chaque fois qu’il entend le rugissement des avions. Quand obtenir de l’eau potable devient de plus en plus difficile, un seau par famille, des files d’attente interminables pour quelques gouttes d’eau. La plupart des voisins et amis quittent leur domicile en te confiant les clés. La guerre, ce n’est pas seulement des bus ou des bombes qui explosent. La guerre, c’est voir les rues vides de piétons et de voitures. C’est la fermeture des écoles, des banques et l’arrêt des systèmes électroniques de transfert d’argent. La guerre, c’est aller à l’hôpital et ne trouver ni médecin ni médicament. La guerre, c’est la vie culturelle qui s’arrête, une ville sans soirées poésie, ni musicales, ni lancement de livres. La guerre, c’est vivre sans électricité. C’est le ventilateur qui s’arrête, te laissant aux prises avec des armées de mouches le jour, et de moustiques la nuit, qui te pilonnent la chair. La guerre, c’est mourir à chaque instant“.
“On boit directement l’eau du Nil”
Salah m’écrit presque tous les jours, quand il n’y a pas de coupure de courant. Parce que les mots nous lient et notre humaine condition, et que sans nous connaître, après avoir traduit ensemble quelques merveilleux poèmes du jeune Mohamed Azoz, nous sommes devenus des amis. Il n’y a pas de frontière, si tu ne l’as pas encore compris pendant le Covid, je te le répète, il n’y a pas de frontière. Nous sommes tous ici ensemble et nous pleurons nos morts comme nous célébrons nos vivants.
Salah écrit encore : “Puisqu’il n’y a pas d’essence, on marche à pied ou à dos d’âne. Pas de pain, on mange de la kissra, cette galette traditionnelle faite de farine de sorgho. Pas d’eau potable au robinet, on boit directement l’eau du Nil.
Quand on traverse, le Nil blanc, de l’autre côté, c’est Oumdourman. Dans le quartier de Al-Salha Al-Kassarat, c’est terrible. Près d’un camp principal des FSR, la zone a été intensivement bombardée. Des dizaines de cadavres flottent sur l’eau ou jonchent les bords de la rivière. On ne peut pas y aller sans masque. Malgré les efforts des habitants, il reste des cadavres pourris, couverts de nuages de mouches vertes.
“Les gens veulent quitter Khartoum”
Les pêcheurs commencent à faire de petites fortunes. Puisqu’il n’y a pas de transport en commun, les habitants leur louent des bateaux pour traverser le fleuve. Les gens veulent quitter Khartoum, coûte que coûte. En l’absence d’autorité officielle, tout est matière à trafic et les prix des produits de base sont multipliés par dix.
Comme du temps de la guerre entre le Kourdoufan et le sud-Soudan, nous avons une fois par semaine, les marchés de paix. C’est un choix populaire imposé bon gré, mal gré aux deux parties belligérantes. Ce jour de trêve s’étend aux zones du marché et sur les routes qui y mènent. On boit du café, on écoute de la musique, on retrouve les amis et même on peut draguer” m’écrit Salah en ajoutant une ribambelle de smileys. “Des bonhommes qui rient et qui pleurent, comme on le fait toujours en temps de guerre“.
Parfois, il m’envoie des messages pour me raconter les conversations drôles qui s’échangent :
“Le journaliste de American Voice termine son message en me disant, take care. C’est eux, qui bombardent, je lui réponds, c’est eux qui doivent take care !”.
Même ribambelle de bonhommes jaunes avec leurs larmes bleues.
D’autre fois, Salah, m’envoie un poème comme celui-ci tiré du recueil “Le café de la guerre” d’Oussama Suleiman :
On a dit à la guerre
Va-t-en en enfer
Elle a fait demi-tour
Et elle est rentrée en elle-même.
Ce matin, nous avons constaté l’étonnante proximité des mots “guerre” الحرب et “amour” الحب. En arabe, une seule lettre, un R roulé différencie les deux mots, à peine une virgule dirait-on. Les mots “habitude” الحر et le mot “mer” البحر aussi sont très proches. Nous n’en avons tiré aucune conclusion, sinon qu’un jour, il faudra écrire un poème avec ces quatre mots là, quand la guerre sera terminée, espérons au plus tôt.
Ce soir, voyant mon intérêt pour la langue arabe et mon incapacité à converser, Salah me propose de me donner des cours. Au beau milieu de cette horrible guerre, il m’envoie un audio avec des phrases à redire et à apprendre. Bien sûr, je fais comme il me l’a indiqué, élève disciplinée. J’envoie l’audio.
- Ana Ismi Anne Bourel
- Mon nom, c’est Anne Bourrel.
١. أنا إسمي آن بوريل .
- Ana firincyea… Min madina Monpillierr.
- Je suis française de la ville de Montpellier.
٢. أنا فرنسية من مدينة مونبيلييه.
- Ana katiba riwaeeya, qassasseeya, wa shaïra
Je suis écrivain romancière, novelist, et poétesse.
٣. انا كاتبة روائية، قصصية، وشاعرة.
- Ana oumri Ithnan wa khamsoun sana.
- Mon âge, c’est 52 ans.
٣. انا عمري اثنان خمسون سنة
- Ana ata’alam allugha Al Arabeya.
- J’apprends la langue Arabe.
٥. انا اتعلم اللغة العربية
“Le pire, avec la guerre, c’est que tu t’habitues”, a écrit Salah sur sa page Facebook, il y a quelques jours (“habitude” الحر/ “guerre” الحرب )… Je l’ai imaginé secouer tristement la tête, le regard penché vers ses deux mains, comme le faisait mon grand-père quand il me racontait ses années de jeunesse en 1940 et que malgré ses engagements forts, qui ont fait de lui notre héros familial, il disait que tout ça, c’était un beau gâchis.
J’entends mon Whasapp vibrer. Salah m’envoie un nouveau message.
“On s’habitue et c’est la pire de choses. Le passage de l’avion de guerre ne me gêne plus. Les explosions des obus deviennent moins gênants. C’est le manque d’eau qui devient le souci principal, surtout pour les enfants. A chaque fois que je me désaltère, je recalcule les réserves. Quant à prendre une douche, tu rêves. Pour me laver, je vais à la rivière tous les deux ou trois jours. Là aussi, on s’habitue. Sale n’est plus une insulte. Des tas de déchets s’entassent dans les rues de la ville. Et puis, les mouches matinales et les moustiques nocturnes. Et ces enfants, ces filles, et ces femmes qui font la queue partout et pour tout, quelques pains, un bidon d’eau potable, acheter une carte de crédit téléphone mobile etc…
Mais surtout, les pillages des établissements, des boutiques, des magasins, et maintenant des maisons. Et puis, ces généraux qui s’en fichent de tout et continuent à faire la guerre. Un jour, on les aura… Le seul espoir, c’est ces jeunes qui se tiennent debout, qui chantent et qui écrivent de beaux poèmes, contre la laideur de la guerre”.
Un exemple de pays moderne
Salah, moi, et Valérie, qui, elle aussi, suit nos conversations sur un groupe WhatApp que nous avons ouvert tous les trois, avons rêvé au Soudan des années magnifiques, juste après l’indépendance où ce vaste pays, riche de mille ressources autant dans le sous-sol que dans le cœur des hommes et des femmes qui l’habitent, avec mille cultures et cent vingt langues locales parlées, une littérature, une musique et une poésie magnifiques, un cinéma aussi et tant d’autres choses, étaient pour le monde entier un exemple de pays africain moderne. Je finirai sur cette note optimiste car tout est possible, même les miracles.
Anne Bourrel est présente à la Comédie du Livre pour son dernier roman paru “Le roi du jour et de la nuit” aux éditions La Manufacture des livres (*). Ici, le trailer de ce nouveau roman. Elle est l’invitée d’une rencontre avec la romancière, également montpelliéraine, Hélène Couturier, le samedi 13 mai à 11h dans le studio éphémère de France Bleu Hérault.
Elle dédicace ses livres tout le week-end sur le stand de la librairie La Géosphère.
Les photos ont été prises par Salah à Khartoum où il vit, dans le quartier Al-Kalakla, à 10km du centre-ville. Heureusement son quartier n’est pas le lieu des affrontements mais quand même le passage unique des FSR (Forces de soutien rapide, une force paramilitaire belligérante) vers leur camp. “Mais les hommes armés ne sont pas agressifs jusqu’à maintenant”.
Ayant fait ses études en France, c’est dans un excellent français que Salah communique avec Anne et LOKKO.
C’est magnifique.