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De Bagouet à Gallotta, des reprises furieusement différentes

Au Festival Montpellier Danse on a pu voir le même soir deux pièces des années 1980, avec des résultats diamétralement opposés. Jean-Claude Gallotta patauge dans une caricature de redite en reprenant sa pièce Ulysse avec ses propres danseurs. Et une compagnie montpelliéraine fait vivre avec éclat une redécouverte de Dominique Bagouet, célèbre chorégraphe montpelliérain disparu, à travers sa pièce Déserts d’amour (photo).

 

La question de la mémoire de la danse contemporaine s’est posée violemment dans les années 1990, au moment ou l’épidémie de sida décimait les rangs de cette discipline artistique. Cette danse contemporaine produisait quantité d’oeuvres importantes. Mais, galvanisés par l’esprit de nouveauté, rebutés par le conservatisme de la danse classique, les artistes contemporains laissait à celle-ci exclusivement le soin de se soucier de constituer et d’entretenir un répertoire.

La mémoire et et les corps  

La dernière édition du Festival Montpellier Danse vient de remettre cette problématique de la mémoire en danse au cœur de sa programmation. Certes, beaucoup de travail a été fait au cours des trois dernières décennies. On en sait quelque chose à Montpellier : les anciens danseurs de Dominique Bagouet, disparu en 1992, sont parvenus à transmettre à des compagnies très diverses, parfois très prestigieuses (comme les ballets des opéras de Paris, ou Genève) la quasi totalité de ses œuvres. Dominique Bagouet avait pris la direction du Centre chorégraphique régional (puis vite national) de Montpellier dès 1980 tout en créant le festival Montpellier Danse. Il imposa son écriture chorégraphique, magnifiquement sophistiquée, comme l’une des références majeures de son époque.

Il demeure pourtant rarissime de revoir ses pièces sur des scènes aujourd’hui, alors même qu’elles ont été dument transmises. Son cas n’a rien d’unique. A budgets comparables, tout le système de la production et de la diffusion des spectacles de danse contemporaine continue de privilégier la nouveauté, les pièces de création, et bouder les reprises, l’entretien du répertoire. Le Festival Montpellier Danse vient juste de consacrer trois après-midi de sa toute dernière édition à des tables rondes professionnelles pour se pencher sur ces questions.

La nouvelle épidémie récente, certes sans lien spécifique à la danse, a remis la préoccupation des corps face à la mort au cœur de l’atmosphère sociale. Et par pur effet démographique, les grandes figures artistiques apparues dans les années 1980 sont amenées à passer la main. Outre les conversations qu’on vient d’évoquer ci-dessus, c’est sur les scènes que Jean-Paul Montanari, directeur du festival Montpellier Danse -lui-même septuagénaire plus que confirmé, prochainement sur le départ- a donné rendez-vous avec de grandes pièces de mémoire.

D’où l’opportunité miraculeuse de voir le même soir, en les enchaînant, deux reprises de deux pièces emblématiques des années 1980. Soit tout d’abord Déserts d’amour, une pièce qui avait été créée par Dominique Bagouet au Théâtre de Grammont, dans le cadre de l’édition 1984 du festival Montpellier Danse. Puis Ulysse, grand large, variation légèrement revisitée d’Ulysse, créée en 1981 par Jean-Claude Gallotta, à qui cette pièce ouvrit les portes de la reconnaissance internationale (photo ci dessus).

Question notoriété de leur auteur, contexte général d’époque de leur création, effectifs (neuf interprètes pour la première, dix pour la seconde), et durée, on est tenté de situer sur un même plan ces deux œuvres. Quant à l’expérience de spectateur en 2023, bien au contraire, elle change du tout au tout devant l’une puis l’autre pièce.

Une reprise mexicaine de Bagouet

Déserts d’amour a été reprise à l’instigation de Sarah Matry-Guerre, curieusement à la faveur de l’épidémie de Covid. Ancienne étudiante du Conservatoire de Montpellier, mais vivant à Mexico où elle dirige sa propre compagnie, désormais montpelliéraine, cette artiste s’est retrouvée confinée dans la capitale du Languedoc. Soit l’occasion de réactiver sa propre mémoire de Dominique Bagouet, recueillie quand elle se formait dans l’établissement montpelliérain, où enseigne Jean-Pierre Alvarez, qui fut un interprète de Dominique Bagouet -et notamment de la pièce Désers d’amour, à sa création.

Sarah Matry-Guerre s’en souvient en ces termes : « Cette pièce m’avait beaucoup marquée, avec son écriture très rigoureuse, et l’émotion pourtant intense qui en émanait ». Toujours dans les circonstances du Covid, Sarah Matry-Guerre réfléchit à l’énorme différence de statut, finalement très protecteur en France, que connaissent les artistes. Sa propre compagnie, constituée de danseurs professionnels très confirmés, fonctionne aux projets. Elle se soucie de renforcer les moyens de production et diffusion de ses partenaires mexicains. C’est tout cela qui débouche sur la décision de reprendre Déserts d’amour pour ceux-ci, sous une direction partagée avec Jean-Pierre Alvarez.

C’est insolite. Au Mexique règne en maîtresse l’influence d’une danse américaine moderne, pré-cunninghamienne, tandis qu’une danse-théâtre attire aussi, dans l’aura mondialisée de Pina Bausch. Dominique Bagouet est un parfait inconnu : « Et alors même que sa technique est extrêmement rigoureuse, tenue, équilibrée, les danseurs mexicains, pourtant de haut niveau technique, auront dû beaucoup lâcher pour accéder à cette écriture très minutieuse,  totalement nouvelle pour leurs corps. C’est paradoxal » indique Sarah Matry-Guerre.

« La danse de Dominique Bagouet a disparu avec lui »

Mais Jean-Pierre Alvarez souligne comment les anciens danseurs français de Dominique Bagouet viennent de travailler pendant trois décennies pour aiguiser les outils de la transmission, en dissiper tous les faux semblants : « La danse de Dominique Bagouet a disparu avec lui. Nous sommes sur des études, des tentatives de travail ». Il poursuit : « Nous voici avec une danse très serrée, définie, posée, précise, mais c’est un vocabulaire à nourrir ». Citation du chorégraphe à l’appui : « Ce n’est pas tant le geste qui importe, mais ce qu’on veut lui faire dire » (en substance).

Déserts d’amour est une pièce foisonnante de propositions. Son fond musical alterne deux compositions radicalement distinctes : l’une de Mozart, l’autre du contemporain savant Tristan Murail (dans le courant de la musique spectrale). Le passage des phrasés exquis aux dissonances abrasives déstabilise l’attention du spectateur, tenue à vif. Et les corps paraissent souvent conserver une vibration en résonance diffuse dans le suivi de l’écoute d’une phrase musicale.

Dans sa pièce, Dominique Bagouet fonde des éléments essentiels de son écriture, pour des corps redressés mais tranquilles, au dessin très net, et à gravité médiane. La gestuelle est rhétorique, avec quelque chose d’exclamations de sémaphore, de cadran solaire. Mais la rectitude, qu’elle soit celle d’un  membre dans un corps, ou fugitivement dans un alignement de plusieurs corps sur le plateau, connaîtra toujours un élément inattendu de torsion, une brisure de poignet, un détail agissant perturbateur, dont tout un ballet fascinant des mains. Egalement des inclinaisons soudaines, momentanément figées, des fléchis d’échassiers savants, des éclats incongrus (frappes sonores sur les cuisses, têtes aux encolures dévissées).

Un éclat renouvelé 

Tout est merveilleusement net, mais en même temps contrarié. On considèrera que le chorégraphe  montpelliérain répertorie l’énorme héritage de sa formation reçue en danse classique, mais pour toujours en détourner la perspective, disputer la hiérarchie, refuser le totalitarisme de la perfection. Tout cela tient en haleine, se découvre, s’explore. Ce lundi 3 juillet à l’Opéra-Comédie, même en ayant déjà vu par deux fois dans sa vie cette pièce, on a ressenti l’impression de la découvrir en nouveauté.

Vite on s’est défait du souci de l’indexation sur le souvenir. Vite, on a fait son deuil de ce que les minuties du détail chez Bagouet pouvait avoir de plus enivrant et enchanteur que chez les Mexicains d’aujourd’hui, dont les attaques par ailleurs semblent parfois un peu hésitantes (et cela fait un défaut très aisé à corriger au fil des représentations). Et, tenu en haleine, on a perçu la brisure de l’être, la non conformité, s’exprimant dans une ambition de haute forme. Alors tout cela performe, et enjambe trente années avec éclat renouvelé.

On sera beaucoup plus bref pour dire comment, immédiatement dans la foulée, au théâtre de l’Agora, Ulysse, grand large a paru terriblement daté. Une question néanmoins demeure. A sa création en 1981, cette pièce a fortement marqué. C’est bien qu’elle devait parler très fort à son temps. Le hasard aura fait que l’auteur de ces lignes ne l’avait jamais vue. Mais ce même 3 juillet, à peine dix minutes après son début, on éprouvait la sensation de la connaître par cœur. Les danseur.ses s’y projettent dans des courses pétries d’allégresse juvénile, comme fêtant leur jeunesse même, brandie en étendard émancipateur sous le nez des conservatismes sociétaux hérités des générations gaulliennes.

Gallotta à la limite de la caricature 

Sans doute s’est-il produit depuis lors trop d’épidémie, de guerres, de catastrophe climatique, de raidissement réactionnaire, de reconduction des dominations, pour qu’on n’arrive pas à accorder à ces sauts de cabri plus de crédit qu’aux fameuses publicités de Coca-Cola au cinéma. Sur scène, il ne manque qu’un feu de camp et un banjo. L’une des innovations apportées par le chorégraphe Jean-Claude Gallotta, lui toujours bien vivant, est sa façon d’apparaître de temps à autre sur le plateau. C’est en septuagénaire bien tassé qu’il reproduit une version à bas bruit de cette gestuelle. Attristé, on n’y retrouve qu’une saveur de caricature dans la redite.

 

Photos « Ulysse » @GuyDelahaye, photos « Déserts d’amour » @Marson-Metropole

 

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