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Neige Sinno, Maria Pourchet, Chloé Delaume : et si c’était les écrivaines qui parlaient le mieux de notre époque ?

Trois écrivaines font sensation en cette rentrée littéraire : Neige Sinno, avec son récit d’un inceste (« Triste tigre »), Maria Pourchet sur le procès du donjuanisme (« Western »), et Chloé Delaume qui évoque sa passion avec un homosexuel (« Pauvre folle ») -en photo de gauche à droite-. Trois livres puissants qui auscultent les relations femmes/hommes post Metoo. Et si, à l’ère de la quatrième vague féministe, c’était les femmes qui parlaient le mieux de notre époque ?

Neige Sinno : l’inceste comme objet littéraire

Triste Tigre de Neige Sinno, paru aux éditions P.O.L, a déjà obtenu le prix littéraire du journal Le Monde et figure en bonne place dans plusieurs sélections des prix littéraires de la rentrée dont le Goncourt. Plus qu’un énième récit d’inceste, le livre est un véritable objet politique, social autant que littéraire.

« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour« . 

L’histoire est sordidement banale. Neige grandit dans une famille de néo-ruraux  vaguement hippie. Une famille sans histoire dans laquelle va débouler le nouvel amoureux de sa mère, un montagnard charismatique, qui va la violer à partir de l’âge de 7 ans jusqu’à la puberté…

Neige Sinno décortique et dissèque son histoire dans l’exploration de strates successives. Un récit archéologique qui n’épargne pas le lecteur : le portrait du violeur d’abord ou plutôt les portraits du violeur. Faits de descriptions crues, ils ne nous épargnent rien comme si décrire la couleur de la peau de son sexe ou de ses testicules, les poils sur ses pieds qu’elle trouve si laids, pouvait exterminer toute tentation littéraire esthétisante.

Comment éclairer sa propre histoire ? Neige Sinno convoque des alliés littéraires, témoins crédibles de l’indicible puisque victimes ou observateurs muets voire complices. Ainsi la Lolita de Nabokov, Viginia Woolf, Camille Kouchner, Christine Angot  Zola ou encore Claude Ponti cheminent entre les pages pour étayer ses interrogations, ses douleurs. En multipliant les focales, elle se sent moins seule face au mal.

L’auteur ne sublime ni ne dépasse son trauma, « sa vie comme un film d’horreur », mais traque la logique du violeur, son entrée dans l’invisible, ce monde parallèle où prédateurs et victimes se retrouvent et se reconnaissent : un vertige dont personne ne sort indemne et surtout pas le lecteur.

« Le viol est plus une question de pouvoir que de sexe » : la force de ce livre c’est de proposer un triple regard, une triple lecture de la pédophilie : intime et personnelle, littéraire et sociale.

Un livre incontournable et salutaire dont on sort secoué de n’avoir pas pu, un seul instant, détourner les yeux de ce « crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne c’est la nôtre, elle est à nous tous ».

Le livre terminé , le lecteur est invité à consulter toutes les références citées par l’auteur. L’une d’elle est incontournable : une pétition publiée par le journal Le Monde en 1977 rédigée par Gabriel Matzneff (pour soutenir trois pédophiles accusés d’avoir violé 3 mineures) et signée par Aragon, Sartre, Beauvoir, Guattari, Deleuze, Chéreau, Sollers, Jack Lang , Bernard Kouchner, André Glucksmann, Michel Foucault et une cinquantaine d’autres personnalités. C’est aussi cette société-là que le livre de Neige Sinno vient puissamment interpeller.

Par Hélène Bertrand-Féline

Neige Sinno, « Triste Tigre », 288p, POL.

Maria Pourchet : un talent fou qui n’épargne personne

Aurore a quitté Paris, avec son fils, pour s’enfermer dans la maison maternelle du Quercy. Retranchée du monde, elle y fait la rencontre de Alexis Zagner, à l’affiche d’un Dom Juan à Paris. Profonde réflexion sur la violence de notre époque et des relations amoureuses, le septième roman de l’écrivaine est une bombe littéraire. Le livre dont tout le monde parle.

Avec Maria Pourchet, on est d’abord au spectacle de la langue. Inventive, énergique, qui emporte tout. Depuis Feu, un roman brûlant sur une passion adultère, et le magnifique Toutes les femmes sauf une où, elle solde, à la naissance de son enfant, la haine d’une mère toxique, elle est une écrivaine de plus en plus marquante.

Son dernier livre porte un titre bizarre : Western. Une drôle d’analogie, à contre-emploi, peu convaincante : « Dans les westerns, les hommes arrivent chez les femmes comme la mort, trop vite« . Ce nouveau roman raconte la rencontre entre deux personnes à la dérive. Alexis Zagner, un acteur parisien célèbre, abuseur notoire en fuite, menacé par l’ère #Metoo, rencontre un genre de femme pour laquelle il n’aurait pas levé les yeux dans sa précédente existence : Aurore, mère immature, déglinguée, venue se réfugier avec son fils sur un causse du Sud-Ouest, dans la maison maternelle.

Une intrigue bien dans l’actualité mais on comprend vite que son traitement sera peu conventionnel. Et qu’on n’y trouvera pas la moindre trace d’un féminisme militant. Quelque chose qui a pu gêner quelques féministes. Si on excepte l’analyse de la correspondance amoureuse de la jeune Chloé avec l’acteur comme mécanisme d’emprise, qui est magistrale. Mais en même temps, elle donne longuement la parole, à la fin du livre, à ce Dom Juan en fin de carrière alors qu’il est décrit comme opportuniste et lâche.

Les personnages sont flous, sans cohérence, sans grandeur, des perdants, pas du côté du combat. « Mon désir ne m’a plus menée qu’à moi-même, à me toucher dans la salle de bains » raconte Aurore qui n’est pas ménagée, ni victimisée.

L’homme, lui, prend cher : « Cet âne ne connaît que deux catégories de femmes, les mentales et les charnelles« . Beaucoup d’affirmations lapidaires de ce genre, un peu limites -« c’est rare les femmes calmes« – dont on ne sait pas toujours qui les a dites -la narratrice ou ses personnages-, viennent troubler le sens et empêcher toute lecture univoque. Maria Pourchet chérit les ambivalences, cultive un regard à distance, assez froid, peu empathique sur ses personnages. Ce qui l’intéresse, c’est la misère, la médiocrité de ces êtres percutés par l’époque. C’est la marque d’une grande romancière qui s’est souvenue de la leçon de Joyce Carol Oates : « L’un des moteurs de la littérature, à mes yeux, consiste à confronter la part civilisée des hommes, à leur part de sauvagerie« .

Rien d’ambigu en revanche sur la tragique impasse des relations amoureuses : « la peur d’un côté, et en face, la peur de faire peur. » Et la menace sérieuse sur le Donjuanisme, qui, au regard de l’époque, peut être considéré comme une déviance.

Par Valérie Hernandez

Maria Pourchet, « Western », 300p, Stock.

Chloé Delaume n’a pas attendu #MeToo

Pauvre folle : un livre sidérant sur la passion d’une femme pour un homme gay. Dans son livre, Chloé Delaume dissèque, par son double, Clotilde Mélisse, ses traumatismes, ses chocs esthétiques, et la puissance salvatrice de la littérature.

Chloé Delaume n’a pas attendu #MeToo pour parler de relations hommes-femmes. Pour elle, la première violence masculine remonte à son enfance. Un père qui tue votre mère d’un coup de fusil parce qu’elle veut divorcer, ça vous pose un relationnel. Dans sa vie comme dans ses livres, on est loin du baiser forcé ou de propos déplacés. On est dans la violence masculine originelle, pure, et sans équivoque. Une violence qui marque, à vie, car « la faille ne se referme pas, quelle que soit la façon dont on la remplit de terre. La faille ne se referme pas, ne se referme jamais. Et ça c’est inaudible, socialement irrecevable. On n’a pas le droit de souffrir, de souffrir psychiquement au-delà d’un certain temps, d’un certain seuil » (p 33)

Ceux et celles qui connaissent son œuvre savent que Chloé Delaume écrit de l’auto-fiction, et dans son dernier roman, Pauvre folle (Seuil) elle est de nouveau le personnage principal, narratrice, héroïne et écrivaine. Cette fois son double littéraire s’appelle Clotilde, et Clotilde est amoureuse d’un homme ouvertement homosexuel.

On y retrouve plusieurs thématiques centrales de l’écrivaine. La sororité et ses incantations les soirs de pleine lune, les névroses et leurs voix intérieures, le rôle crucial, salvateur de la littérature… D’autres sont plus inédites ou peut-être simplement plus précises, plus tranchées. Plusieurs passages sur le féminisme, la prostitution, le sexe, les hommes après #MeToo alternent avec le récit de la relation entre la narratrice et cet homme qu’elle désire sans pouvoir l’obtenir. Un désir obsessionnel, déclenché par la puissance de leurs échanges épistolaires, et on pourrait croire que l’éloignement physique -il est homo, et leurs relations sont essentiellement écrites, donc à distance- constitue une forme d’amour post #MeToo. Mais il n’en est rien. Clotilde ne serait pas une femme si elle ne voulait pas, aussi, s’approprier l’autre charnellement. Être désirée : « elle devait bien s’avouer que faire bander un homme se revendiquant pédé, c’était narcissisant au-delà de l’entendement ». (p 185)

Pauvre folle est-il vraiment un roman sur l’amour post #MeToo ? C’est en tout cas un roman qui traite de façon contemporaine un sujet plus vieux encore que l’alphabet -l’amour- et il est écrit par une écrivaine ancrée dans son époque, comme on dit. Notamment quand elle évoque «  cet étrange déni qu’avaient de nombreux hommes face à leurs privilèges, sur leur refus d’admettre que la société française était régie par la domination masculine ». (p 155)

Pauvre folle est parfois drôle, souvent incisif, le phrasé particulier et la poésie, l’invention dans la langue dont fait preuve l’écrivaine surprennent, touchent, amusent, agacent, bref : rien ici ne laisse indifférent. Son analyse des rapports hommes-femmes est aussi pertinente que souvent drôle, comme lorsque la narratrice écrit que « briser le plafond de verre ne se fait pas à la hache, trancher la jugulaire ou le sexe des mâles alpha saloperait la moquette en en faisant des martyres. Ce ne sont pas des armes qui leur sont nécessaires, mais plutôt des outils. » (p 11)

J’ai été touchée par la vulnérabilité qui transparaît dans le récit, parfois même dans les passages plus crus, et malgré le côté auto-proclamé « drama queen » de la narratrice. Et à la fin du livre, une question s’est imposée à moi : comment font celles qui subissent, mais ne peuvent pas écrire, pour avancer ?

Par Marie Urdiales

Chloé Delaume, « Pauvre folle », 240p, Seuil.

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