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Aux 13 Vents, Caligula réveillé, Camus débordé

Ouverture de saison aux 13 Vents. Le metteur en scène Jonathan Capdevielle, qui joue l’empereur fou, déplace la pièce d’Albert Camus dans un univers trouble et solaire à la fois, queer, chuchoté et finalement glaçant. Et musicalement passionnant. Chaque spectateur.ice s peut s’y confronter aux ambiguïtés éternellement actuelles de tout lien au pouvoir.

Nadia Lauro. On le répètera. La puissance et l’intelligence des scénographies que concoit Nadia Lauro font qu’on ne s’étonnerait pas qu’elle cosigne les pièces théâtrales ou chorégraphiques auxquelles elle collabore. D’emblée, on y songeait, au tout début de la pièce Caligula -celle-ci mise en scène par Jonathan Capdevielle. Une pièce qui vient de marquer l’ouverture de saison du Théâtre des Treize Vents -devant des salles toujours fort juvéniles, cela réjouit. Cela juste après sa création toute récente dans le cadre du très prestigieux Festival d’Automne à Paris.

Premier tableau, donc : dans un bain de lumière très doucement croissante, on perçoit le surgissement, depuis l’obscurité, d’un gros massif rocheux, aux contours tourmentés. D’emblée, on ressent que toute l’affaire va gronder dans les profondeurs, et nager en eaux bien troubles. Ça se dissipe. Il s’agit en fait d’un bord acéré de calanque, comme on en voit près de Marseille, même de très fréquentées : assez sale, peu confortable, mais furieusement méditerranéenne -au sens transpirant, érotique. Kechiche pas loin.

Cette encombrante installation dispose automatiquement du hors-champ, à l’arrière échappant au regard direct des spectateur.ices ; des détours nécessaires sur les côtés, des ascensions escarpées pour venir s’y alanguir, des failles et des crevasses où traîner ses blessures. Mais au coeur de ce chaos rupestre, la vive césure moderne, toute parallélipédique au contraire, et béante comme un puits de lumières et de vapeurs : un genre de porte de bunker donnant sur on ne sait quelle sulfureuse intériorité qui échappe, incubateur ionique de logiques terribles, qui aspire ou dégorge les protagonistes.

Un tyran assassiné à 30 ans

Il n’est pas du tout simple de transmettre Caligula à un public actuel. La pièce fut composée en deux versions et deux temps distincts par Albert Camus, au mitan du siècle passé. Elle comptait parmi les œuvres préférées de son auteur même. C’est un drame philosophique, tissé autour de la personnalité de l’empereur romain Caligula (ans 12 à 41 de notre ère). Pas simple, car celui-ci fut un tyran sanguinaire, assassiné avant d’avoir atteint ses 30 ans, n’ayant régné que moins de quatre ans, en générant le chaos.

A rebours des perceptions over-médiatiques en cours, leurs simplifications et raccourcis, comme à revers du néo-moralisme ambiant, l’immense Albert Camus pouvait en son temps aborder pareil mythe en se passionnant pour les paradoxes du personnage, et ses exaltantes ambiguïtés : Caligula n’était-il pas tout autant un artiste ? Cette dimension, tout comme sa folie, n’avait-elle pas à voir, en définitive, avec une quête absolue de liberté ; celle-là même qui l’autorisa à s’affranchir de toute limite, à la pointe du poignard et au fil de l’épée ? Dans le camp de l’émancipation, le marquis de Sade avait aussi ses zélateurs. Genre.

Outre les perceptions idéologiques actuelles, toutes ratatinées, il faut encore compter avec l’écriture de Camus, finalement classique, et sa trame d’intrigues de cour, où s’entremêlent les options politiques, les égarements psychiques, les jalousies et trahisons, suspens et retournements. Si elle restait purement anecdotique, leur mise bout à bout suggèrerait l’ennui d’un genre de désuétude dramaturgique. De tout cela, la mise en scène de Jonathan Capdevielle s’affranchit radicalement.

Une veulerie des dépendances

Est-ce à dire que sa pièce en devient commodément séduisante ? Aucunement. Son écriture scénique est celle du trouble, des chausse-trapes du sens, de la langueur du rythme, des diffractions de niveaux perceptifs. Souvent, la pièce échappe. Jamais elle n’appuie sur les ressorts de l’adhésion pré-mâchée. Bienvenue dans le monde de l’inter-texte. C’est souvent glaçant. Le spectateur, la spectatrice, doivent accepter de dériver ; parfois ramer dans les remous des courants troubles.

Là on se remémore l’étonnant Y aller voir de plus près, spectacle de Maguy Marin vu l’an dernier sur ce même plateau. Lui aussi sur une trame surgie de l’Antiquité, son montage défiait l’intelligibilité première d’un enchaînement de péripéties, pour qu’en émane plus profondément, plus fortement, l’étourdissement tragique des états du monde.

A présent dans ce Caligula, Capdevielle s’autorise certes le farcesque, voire le scatologique -aux effets toujours étonnamment efficaces pour dérider une part du public. Autour de l’empereur, c’est tout une cour, tout un appareil politique, qui sont sérieusement frappés, empêtrés dans une veulerie des dépendances, une compromission du pouvoir, une esquive des responsabilités, sirotant ses cocktails au bord d’un bain de sang. Sur cette misérable plateforme littorale en détresse, les personnages grincent, rappelant ceux de Sans filtre (Palme d’or, Cannes 2022). Mais la drôlerie ne domine pas, finalement, la tension éprouvante, la crispation des corps à la pause prête à fuir, l’errance d’âme, infernales.

Une oeuvre en plans multiples

N’oublions jamais qu’une référence de base chez Capdevielle, est l’art de la marionnette (sur ses versants les plus contemporains). Mais aussi, la pratique ventriloque, qu’il a arrachée à la bulle des attractions de foire. Et il y a, tout autant, un versant queer chez cet artiste. Il est un créateur à plans multiples, pour qui jamais rien ne s’arrête en fixité. Déplacement. Transformation. Le metteur en scène incarne lui-même le rôle-titre. Il fait un empereur fou intrigant, puisque plutôt ébréché dans la demi-teinte, erratique et réservé plutôt que flamboyant ; un être disponible à l’enchevêtrement de la complexité. Ici les toges restent très approximatives.

Enfin, notons surtout le traitement sonore de l’ensemble : tou.tes les acteur.ices sont munis de micros. Or il ne s’agit en rien de les faire sonner haut et clair. C’est l’inverse. A l’oreille, le rendu est celui de réverbérations, brèves stridences, décalages et différés, altérations vocales et autres recouvrements. Cela interdit le mécanisme primaire de projection et reconnaissance à l’endroit des personnages. Toute une atmosphère délétère, presque nauséeuse, énigmatique et peu saisissable, empreint la perception qu’on peut avoir de la situation. Tout sauf confortable, cet état de distillation du trouble renvoit chaque spectateur.ice face au  reflet de son propre lien ambigu avec les structures de la domination.

Au final, sans guère d’échappée, cela résonne très fort dans notre actualité. Caligula réveillé. Camus débordé.

Encore ce soir, jeudi 19 octobre aux 13 Vents

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