Le metteur en scène palestinien Bashar Murkus créait la pièce Milk dès l’été 2022 au festival d’Avignon. A la Biennale des Arts de la scène en Méditerranée, juste en train de se terminer, sa perception a été bouleversée par le contexte apparu depuis le 7 octobre dernier. Etrangement, cet acte théâtral parle d’autant plus fort qu’il renonce à tout recours au langage verbal. L’hommage aux mères en souffrance s’y fait grandiose mais cela, non sans faire question, d’un point de vue féministe.
Avouons-le : le critique qui se consacre aux arts de la scène a parfois l’impression de parler d’objets qui concernent peu de monde. C’est tout le contraire qui s’est produit la semaine dernière à Montpellier : questions, avis, commentaires, ont accompagné en abondance la découverte de la pièce Milk. Celle-ci était programmée au Théâtre de Grammont, dans le cadre de la deuxième édition des arts de la scène en Méditerranée. Laquelle est juste en train de se conclure, après avoir impliqué près de vingt entités artistiques de la grande couronne montpelliéraine, fédérées par ce projet initié par le Centre dramatique national des 13 Vents.
Une Biennale en soutien aux artistes
Le soutien à la production des artistes de tout le pourtour méditerranéen figure parmi les objectifs de cette manifestation. Beaucoup de ces artistes travaillent dans des conditions matérielles et politiques en comparaison desquelles le contexte français reste ultra-privilégié. Un autre objectif est de provoquer des échanges approfondis entre ces artistes, pour qui la difficulté de voyager constitue un souci premier. Dans l’atmosphère de tension exacerbée par les événements déclenchés à partir du 7 octobre 2023 en Israël et à Gaza / Cisjordanie, c’est peu de dire que ces objectifs d’entraide et de culture de la curiosité ont atteint une acuité qu’on ne pouvait prévoir à un tel degré.
Etrange destin que celui de la pièce Milk à Montpellier. Elle est l’oeuvre du Théâtre Kashabi, que dirige le dramaturge et metteur en scène Bashar Murkus. Encore jeune trentenaire, cet homme de théâtre est installé à Haïfa, en Israël. Il est lui-même membre de la minorité arabe israélienne. Son projet compte parmi les rarissimes pôles de production artistique indépendants, touchant cette minorité. Et il a la grande particularité de refuser toute subvention qui viendrait de l’État israélien. C’est qu’en 2014, une précédente production de Bashar Murkus, évoquant le sort des prisonniers politiques palestiniens, avait eu à subir le chantage à la subvention.
Que peut l’art en temps de barbarie ?
Que peut l’art, lorsque le réel se déchaîne dans la barbarie ? Dans une interview donné au quotidien L’Humanité, en date du 13 novembre dernier, Bashar Murkus considérait que, dans cette confrontation, son art perdait à ses yeux toute signification. Or le public montpelliérains l’aura reçu de plein fouet, dans une atmosphère de concentration extrême, essoré par l’actuel contexte d’actualité. La situation était exceptionnelle : Milk n’est pas une pièce d’intervention forgée à chaud au coeur de la tragédie historique. Milk avait été créée à l’été 2022 -voici déjà un an et demi- au Festival d’Avignon.
C’est une pièce de grande parabole, et de veine mythique. Elle se joue résolument à travers le plateau, son volume, sa matière, ce lieu d’interpellation imaginaire, circonscrit autant qu’il déborde immensément de sa pure inscription factuelle. Milk est une pièce du grand tourment humain. Palestinien. Humain. Le grand intellectuel Elias Sanbar avait forgé le concept de “Palestine comme métaphore”. Au cours de la Biennale, on a pu également écouter la documentariste Simone Bitton, qui fut proche de Sanbar, estimer rudement qu’ « il n’y a pas d’endroit plus significatif pour se faire une idée de l’état du monde, une idée du rapport entre les puissants et les faibles, que la Palestine » (elle est elle-même juive arabe).
Au pas ralenti des hautes cérémonies, cinq femmes arpentent le plateau de Milk. Dans leurs bras, elles portent des mannequins désarticulés, qu’on soupçonne être leurs enfants, mais à taille adulte, et d’une matière crevassée, comme ceux dont usent les étudiants en médecine pour plonger au coeur des organismes. La présence concrète de ces abstractions ouvre au flottement imaginaire. Le théâtre de Bashar Murkus n’est pas celui des narrations et péripéties. Hiératique, il se forge en grands tableaux statiques, qui se succèdent, en fresque des tragédies.
Des pleurs de lait
Ce théâtre n’en est pas moins très actif. D’une autre manière. Ses protagonistes féminines pleurent d’abondantes coulées de lait. Elles les reçoivent en pluie. Ce liquide envahit le plateau. Quitte à manier la symbolique appuyée, c’est un breuvage de vie qui s’écoule en pure perte de la déploration désespérée. Au fil de cette théâtralité organique, liquéfiée, fondée dans la matière, les comédiennes entreprennent de démanteler le plateau lui-même, littéralement le défoncer, le démembrer, qui devient un chaos, un champ de ruines scénique.
Un acmé de ce grand rituel est l’accouchement d’un enfant adulte, finalement mort-né. Il se pose manifestement une question de réception genrée de cette œuvre, qui met en scène sans pitié la circulation des fluides corporels, la métamorphose des corps, leur force et leur transe. C’est un homme qui vient à naître sur scène. D’où l’évaluation problématique de cette présence d’un seul être masculin, en posture de transcendance sacrificielle, christique, suffisant à faire converger toutes les attentions physiques et spirituelles de cinq femmes, pas moins ; mais celles-ci en positions d’orantes, de vestales, de pleureuses, de Pietà. De Mater dolorosa.
Certes, ces figures sont au coeur d’une incarnation méditerranéenne du féminin (au sens culturel). Eminemment pétrie de tradition, on n’y discerne aucune résonance féministe, à ne pas confondre avec le grand hommage ici rendu à la souffrance des mères dans l’horreur de la perte. Reste l’essentiel de Milk : tout ce théâtre se déroule intégralement sans paroles. C’est audacieux. Il est donc à entendre que la confrontation des corps dans la compression politique des espace-temps, peut en dire beaucoup, énormément, aussi haut et fort que ne le pourrait la belle parole.
Cette sidération fait droit à l’exigence terrifiante d’un automne 2023 ; pensée indépendamment d’une datation factuelle.