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Emmanuel Négrier : “Le label Capitale européenne de la culture pour Montpellier : un trophée et un levier”

Verdict le 13 décembre pour la candidature de Montpellier au titre de Capitale européenne de la culture en 2028. Chercheur en science politique, Emmanuel Négrier évoque pour LOKKO les attentes contradictoires de l’Europe cherchant un profil de villes qui ont besoin de soutien mais suffisamment fortes pour s’internationaliser. Surtout, cette candidature permet à Montpellier de faire sa transition culturelle, et de travailler pour la première fois sur un territoire plus large. Avec un risque de gentrification de la ville comme constaté ailleurs. 

LOKKO : Verdict le 13 décembre pour la candidature de Montpellier Capitale européenne de la culture 2028 (1). On sent une tension monter. Ce thème ne figure pas directement dans votre colloque à venir (2) mais est-ce que c’est un sujet pour vous ?

EMMANUEL NÉGRIER. Disons que quand on travaille sur les politiques culturelles et, notamment, leur dimension territoriale, on est forcément curieux en général de ce qui se produit lors de ces candidatures et dans le courant de l’événement, si la candidature est couronnée de succès. Nous avons, en tant qu’universitaires, été consultés à ce sujet au même titre que d’autres équipes montpelliéraines.

Pour faire simple, que veut l’Europe exactement ? Qu’est-ce qu’il faut pour être élu, être le meilleur dossier possible ?

Il faut s’efforcer de cocher le maximum de cases, qui sont des objectifs à la fois nombreux et potentiellement contradictoires. Par exemple, on en appelle à un renouvellement de la place de l’art dans la cité tout en l’inscrivant à l’échelle européenne, ce qui constitue une potentielle contradiction entre deux dimensions. On souligne les nouveaux paradigmes d’inclusion, de droits culturels, tout en rappelant l’importance des anciens, autour de l’excellence artistique ou de la démocratisation culturelle. L’art dans la cité n’est pas forcément à relier à une identité européenne. Et il y a des façons extrêmement différentes, en Europe, pour le manifester. Le meilleur dossier sera celui qui aura persuadé de sa bonne articulation entre des objectifs d’égale valeur mais en tension dès que les choses se concrétisent.

Sur la photo : Sophie Léron, directrice générale, Michaël Delafosse, maire de Montpellier, Adèle Charvet, chanteuse lyrique, marraine de la candidature, Nicolas Dubourg, directeur artistique.

Comment alors “faire Europe” pour mériter le titre ?

C’est un sujet en soi. C’est quoi exactement “faire Europe ?”. En théorie, on peut le voir comme un cocktail de fidélité et d’audace. Fidélité aux grandes valeurs démocratiques qui sont au fronton de l’Union, en général, et pour la culture. On évoque alors les enjeux de liberté artistique, de diversité culturelle, de mobilité et d’ouverture des droits culturels, mais aussi de soutenabilité économique et environnementale des projets. L’audace, c’est par exemple bousculer ce bloc de valeurs, ce que les artistes savent souvent faire. C’est titiller les éventuels conservatismes qui se cachent parfois derrière les grandes déclarations. C’est aussi inscrire ces valeurs en lien avec les nouvelles générations, la diversité des territoires, etc.

Un casting un peu curieux

Entre les capitales retenues, certains voient une forme d’incohérence voire un casting un peu curieux entre Montpellier et les autres capitales déjà choisies pour 2028 (ndlr : Skopje en Macédoine et Budva dans le Monténégro), de taille et d’envergure très différentes. A travers le choix de ces petites villes, on trouve l’idée que l’Europe de la culture ne peut ni ne doit être réservée aux métropoles. Le souci de la diversité culturelle et géopolitique européenne commande de traiter avec une égale dignité des territoires très différents.

“Faire Europe” pour une métropole, c’est d’abord être dans une logique de politique culturelle effective. Et Montpellier, de ce point de vue, présente un profil singulier avec une offre déjà abondante. C’est être aussi capable d’échanges entres les autres villes européennes, ce qu’affiche la candidature de Montpellier. C’est enfin proposer des partenariats, des solidarités au-delà du continent européen, au-delà-même de son périmètre.

Le bémol de la Ministre

De passage samedi à Montpellier, Rima Abdul Malak, Ministre de la culture, a pointé, de manière inattendue, la faiblesse de la candidature montpelliéraine : « En fait, vous êtes déjà la capitale européenne de la culture. C’est une qualité, qui peut aussi devenir un défaut » (3). Qu’en pensez-vous ?

Le tour de force est de démontrer qu’une candidate est à la fois capable de s’internationaliser -c’est la diplomatie des villes dans quoi Montpellier s’est lancée de manière intensive, et qui est l’indice d’une stratégie d’acteur puissant- et de plaider pour un soutien de l’Europe dont certains pensent qu’il devrait aller à des villes fragiles qui ont besoin avant tout d’être soutenues dans leur politique culturelle. D’un côté, la candidature ne se justifierait pas s’il ne s’agissait que de conforter l’existant. D’un autre côté, l’échec serait le même s’il s’agissait de s’appuyer sur l’Europe pour faire émerger une volonté ou des moyens inexistants.

Repenser le modèle frêchien

En réalité, cette candidature intervient à un moment particulier de l’histoire des politiques culturelles, qu’elles soient urbaines, nationales ou européennes. On peut même considérer que nous sommes en transition culturelle, à la fois en ce qui concerne les interrogations qui touchent aux fondements et aux instruments de politiques inventées il y a en gros un demi-siècle, et à la nature culturelle des enjeux de transition écologique.

Dans le cas de Montpellier, on est au cœur du sujet. Cette candidature est l’occasion de repenser la pertinence d’un modèle néokeynésien, de recherche de l’excellence, et d’un niveau d’investissement de premier plan pour “faire métropole”. Ce modèle a donné naissance aux grands vaisseaux-amiraux de la culture montpelliéraine, aussi rayonnants qu’extrêmement difficiles à réformer et sur lesquels pèsent des coûts croissants. L’image très institutionnelle de la culture à Montpellier a en gros répondu aux grands objectifs que les mandats Frêche poursuivaient. Mais ce modèle est-il toujours adapté à une société qui revendique, dans sa diversité, de nouvelles expériences artistiques et culturelles ?

Moins de verticalité

Il y a une crise de la démocratisation à l’ancienne que l’on peut sommairement exprimer ainsi : il ne s’agit plus seulement d’offrir d’en-haut une culture d’excellence à un public qui n’a rien d’autre à faire qu’adhérer -ce que d’autres ont appelé la logique du « catalogue »- mais d’accueillir de nouvelles attentes participatives et de nouveaux paradigmes qui sont plutôt du côté des droits culturels et de la diversité.

La candidature est donc l’occasion de changer le logiciel culturel montpelliérain ?

Oui. La candidature est un moyen pour dessiner un nouveau projet culturel montpelliérain, avec des ressources exceptionnelles, et une injonction précise pour changer de paradigme avec en gros, une approche nouvelle de la participation, de la diversité culturelle, une moindre verticalité.

Trois piliers de Montpellier 2028 : “Relier”, “Acter” et “Célébrer” qui croisent trois axes artistiques “L’eau qui nous relie”, “Le Futur en séries” et “Trans” : vous parlez de démocratie culturelle, mais on a l’impression d’un langage assez perché ?

Je commente les intentions, à ce stade, plus que le langage que chacun peut juger creux ou insuffisamment incarné. Il y a déjà des initiatives de coopération entre l’opéra et les musiques du monde, longtemps tenues en marge de la légitimité culturelle. Cela correspond au premier pilier : “relier”. Le deuxième pilier -“acter”- c’est prendre la bonne mesure des enjeux écologiques dans et par la culture. De ce point de vue-là, la thématique de l’eau voit juste en pointant la dimension culturelle de ces enjeux. Par exemple, je citerai le récent festival “À la lisière du monde (de demain)”, à Villeneuve-lès-Maguelone, qui s’est fortement investi sur ce point.

Sur la photo ci-dessus : Sophie Léron, avec le maire de Sète, François Commeinhes, au centre.

Territorialisation de la culture 

Une autre grande particularité de cette candidature, c’est la territorialisation Déjà, avec un passage ultra-volontariste du niveau municipal à métropolitain, quasi inédit en France, Montpellier faisait figure de pionnière. Mais on pouvait reprocher à cette métropolisation d’avoir essentiellement profité à Montpellier. Il manquait une coopération intra-métropolitaine. La candidature est le levier d’une nouvelle ambition territoriale, certes encore un peu virtuelle, mais avec des enrôlements qui étaient inimaginables, il y a quelques années -par exemple Gignac, au cœur de l’identité héraultaise et de son conseil départemental, longtemps en conflit avec Montpellier-. Cela va dans le sens d’une territorialisation plus large de la culture. Et d’ailleurs, il est intéressant de constater que les 4 finalistes défendent tout à fait autre chose qu’une politique culturelle urbaine. Ils ont conceptualisé une logique territoriale qui dépasse le cadre de leur ville, ici autour d’un massif, là d’un fleuve ou d’une continuité/solidarité spatiale. Marseille, en 2013, était déjà dans cette démarche, mais de façon moins explicite (ndlr : la candidature de Clermont-Ferrand se nomme “Clermont-Ferrand Massif Central  “, celle de Rouen : “Rouen Seine Normande”).

154 communes engagées, pour autant c’est à une ville qu’on donne un titre ?

Je l’ai dit, tous les critères mobilisés sont à interroger, intrinsèquement discutables… Le profil territorial du projet est ainsi en tension entre une extension spatiale qui risque de faire passer le projet pour insuffisamment incarné ou centrifuge ; et un pilotage urbain qui pourrait le faire taxer de centripète. Tout l’art consiste à faire les deux sans pâtir de ces deux critiques symétriques.

Des soutiens financiers exceptionnels

Ce projet, dont ne voulait pas d’ailleurs Michaël Delafosse en début de mandat, est devenu une sorte de Graal des villes. Pourquoi est-ce que c’est aussi désirable ?

Disons que la rareté du label, dans une Europe à près de 30 états, constitue en soi un trophée, mais aussi un levier. Avoir recours au label est une manière d’envisager des objectifs qu’on aurait du mal à atteindre avec des ressources standard. C’est particulièrement vrai en ce moment quand on voit les difficultés qu’ont les villes à maintenir leurs niveaux de financement de la culture.

L’enveloppe européenne n’est pourtant pas très importante ?

Sur un total qui tourne autour de 60 millions d’euros de budget de fonctionnement, un peu plus d’un million, c’est peu en effet (4). L’enjeu n’est donc pas essentiellement là. Mais le label déclenche à lui seul des soutiens exceptionnels en provenance du ministère de la Culture, tout comme des autres niveaux d’action publique, comme la Région ou le Département. Par définition, sans la candidature, ces soutiens n’auraient simplement pas été envisageables.

Lille, Marseille, Paris, Avignon ont été capitales européennes de la culture. A-t-on mesuré l’impact pour ces villes ?

Une évaluation a été faite après la fin de Marseille 2013. Le problème de cette évaluation est qu’elle n’a fait que recenser des effets dont on ne connaît pas la durée dans le temps. Des effets de reconnaissance des habitants, d’appartenance. Cela a été énormément dit. C’est la rhétorique du changement de regard et de la fierté retrouvée dont on a aussi beaucoup parlé pour Lille 2004.

Le risque de gentrification

Ce qu’on peut également dire sur Marseille, c’est que le label a accéléré la gentrification de la ville et n’a en rien résolu les problèmes d’inégalités sociales qui sont considérables, dans cette métropole. L’impact du label en termes de reconnaissance ou de fierté urbaine devrait a minima être évalué en fonction des groupes sociaux et culturels qui peuplent une métropole. Tout porte à croire que cet impact est très différencié, ce qui en fait un enjeu politique majeur.

C’est ce qu’on dit aussi à Timisoara, capitale européenne de la culture 2023, où j’ai séjourné récemment.

C’est ce qu’on dit souvent des politiques de requalification de “villes créatives” pour reprendre l’expression de Richard Florida. La stratégie d’attractivité qui a été longtemps économique, dans le hard des politiques d’équipement, désormais liée à du qualitatif, à la diversité artistique culturelle, au côté “friendly” des quartiers, provoque aussi des leviers d’exclusion sociale des populations. C’est typique des métropoles qui ont une image sympathique pour une population bourgeoise-bohême, plus ou moins aisée mais des effets délétères sur des classes sociales plus défavorisées.

“Faire de la politique avec de la culture”

Midi-Libre qui lance une pétition pour soutenir M28, de nombreux acteurs culturels qui soutiennent : Michael Delafosse a indéniablement suscité une énergie, voire une ferveur. On a l’impression que c’est le grand marqueur de son mandat dans le domaine culturel.

C’est clair et particulièrement appuyé. Un tel investissement indique qu’il s’agit aussi pour le maire de Montpellier de faire de la politique avec de la culture. Beaucoup d’élus, depuis la décentralisation des années 1980, ont fait de la culture un thème fort de leur légitimité politique et personnelle, au risque d’être parfois accusés d’instrumentaliser la culture à des fins politiques. Quoiqu’on en pense, cela a contribué à rendre légitimes les politiques culturelles. Ce n’est plus une tendance si généralisée en France, ni dans les villes, ni à d’autres échelles. Regardez le positionnement actuel du président de la région Auvergne Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, qui assume des coupes drastiques dans les financements culturels comme un marqueur “positif” de son mandat… Mais aujourd’hui, assumer une politique culturelle ne peut plus se résumer à gérer un héritage. Le grand défi est, derrière le maintien des financements et la course au label, de définir un projet politique pour la culture qui soit débattu démocratiquement et s’adresse à tous.

(1) Les autres villes concurrentes sont Bourges, Clermont-Ferrand, et Rouen. En savoir +, ici

(2) Le colloque des 40 ans du Cepel a lieu les 14 et 15 décembre 2023

(3) “À mon avis, il est nécessaire de montrer en quoi l’élection de Montpellier va permettre de transformer, encore plus, l’écosystème culturel. Parce qu’en fait, vous êtes déjà la capitale européenne de la culture. C’est une qualité, qui peut aussi devenir un défaut. Car le risque que je perçois, c’est qu’on se dise que vous faites déjà tout tellement bien, que les acteurs culturels réalisent déjà un travail formidable, qu’il y a déjà une telle dynamique… Qu’au fond, en avez-vous vraiment besoin ? En effet, il faut aussi que vous montriez les fragilités de la ville, afin de convaincre le jury qu’il y a réellement un enjeu de transformation“.

(4) Budget de fonctionnement : 67 millions d’euros sur les années 2022 à 2029, intégrés dans le budget de la programmation artistique. Répartition 90% public (16% de l’État, 38% de Montpellier, 10% pour la Région, 4 % venant de UE, 22% des autres collectivités partenaires) et 10% du privé (mécénat).

Photos @M28

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