Dans Maîtres anciens, le célèbre dramaturge autrichien dynamite l’ordre établi des grands héritages artistiques. Le comédien Nicolas Bouchaud, seul en scène, produit un fabuleux travail d’interprétation. Mais à contre-sens, voilà qui amène à se délecter confortablement d’un sentiment d’excellence, sans rien qui dérange. Cela, alors que tout dans notre temps justifierait d’être bousculé.
Il n’est pas simple de transmettre sur une scène le texte Maîtres anciens, de Thomas Bernhard. N’omettons pas le fait que le célèbre dramaturge autrichien en a prolongé le titre, par la mention “Comédie”. Gardons cela en mémoire, pour considérer que cet auteur n’est pas dupe d’une dimension d’humour, aussi tempêtueux soit-il dans ses imprécations, dénonciations, détestations. Dans le même ordre d’idée, il ne faudrait pas confondre son incroyable puissance d’éructation et le souffle brûlant de sa profération, avec une pleine acuité dans l’élaboration intellectuelle critique.
Difficile à transmettre, écrivait-on juste ci-dessus. Maîtres anciens est un roman. Mais il est écrasé par le propos archi dominant d’un seul de ses protagonistes : le vieux critique musicologue Reger, dont la colère se traduit en un grand matériau de réflexions, démonstrations, saillies. Cela fait un remous impétueux, qui tient en fait surtout d’un monologue, tout en empruntant la fugace apparence d’un dialogue avec le narrateur, qui restitue cela. Bref, c’est massif, mentalement assez clos, en même temps que furieusement adressé. Et cela se déstabilise encore, quand un carnet de deuil vient fissurer le front d’assaut contre la société – dans le roman, Reger est nouveau veuf, ainsi que l’était Thomas Bernhard écrivant ce texte.
Dans le public montpelliérain, qui a déjà eu maintes occasions d’apprécier ce comédien phare du théâtre public, une immense attente précédait la venue de Nicolas Bouchaud, invité du Théâtre des Treize Vents pour tout ce mois de janvier 2024. Il y est en équipe avec son metteur en scène Eric Didry. C’est à eux, mais encore à Véronique Timsit ,qu’on doit l’adaptation de Maîtres anciens pour le plateau. Là seul en scène, Nicolas Bouchaud transmet la langue volcanique de Thomas Bernhard.
Un tourbillon de méchanceté
Par la voix de son personnage Reger, l’auteur passe à l’assaut des figures tutélaires du panthéon des arts. Cela débute par Beethoven, une paille, volontiers kitsch figurez-vous. Et jusqu’à Gustav Mahler, nombreux sont ceux qu’emporte le tourbillon de méchanceté joyeuse propre à Bernhard. Lequel s’en prend essentiellement à la compromission de ces artistes avec les pouvoirs en place, dont ils se rendent dépendants, finalement complices, en n’oeuvrant que pour répondre à leurs commandes, et satisfaire à leurs subventions, en finissant dans la médiocrité. Aux amateur.ices de l’art de bien réaliser que « l’admiration rend aveugle, elle rend l’admirateur stupide ».
Quel est l’art de Nicolas Bouchaud ? Pour Maîtres anciens, le trio des adaptateurs a transféré vers le public lui-même, la position du narrateur qui recueille l’adresse de Reger. Seul en scène, le comédien se départ ainsi de tout surplomb. Jamais son jeu ne cède à la tentation de l’outrance spectaculaire. Il est une pile aimantée, qui active des ondes de sens, infiniment nuancées, subtilement canalisées, parfois suspendues, entre l’auteur, son personnage principal, et le sujet impliqué qu’on espère être actif chez tout.e spectateur.ice. Il en va d’une éthique de l’écoute, et de l’instant, dont Nicolas Bouchaud s’est bellement expliqué lors d’une rencontre passionnante organisée en ville par l’association des spectateur.ices ami.es des Treize Vents (*).
Un magnifique travail d’acteur
C’est un travail magnifique. Il permet d’entendre haut et clair. De surcroît, il convoque la résonance d’un niveau tiers, très cultivé, peuplé des références multiples qui animent le texte de Bernhard. Une belle scénographie, très contemporaine (Elise Capdenat et Pia de Compiègne) évoque des cimaises douées d’une vie autonome, frissonnante de traces en attente. Dans cette production, tout concourt à une excellence théâtrale, magnifiant les outils et les acteurs de cet art, sans pour autant céder à un quelconque star-system de l’industrie spectaculaire. Sans complaisance, et à rebours de toutes facilités, on y fraye sur une ligne de crêtes, où s’ouvrent les temporalités d’une esthétique du théâtre public parvenue à un sommet.
C’est parfait. Trop peut-être ? Devant tant d’excellence, le critique de LOKKO a eu la méchante idée de se demander si le vitriol que Thomas Bernhard envoie à la tête des artistes n’était pas susceptible d’atteindre aussi les artistes qui l’interprètent à ce jour… Que fait-on de l’art ? En quel respect convient-il de le tenir ? Dès la semaine prochaine, toujours aux Treize Vents, et dans une belle intelligence de mise en lien, la pièce La loi du marcheur creusera autrement la même question. A nouveau seul en scène, Nicolas Bouchaud incarnera une adaptation d’un dialogue du grand critique cinématographique Serge Daney. C’est peu de dire que celui-ci combina toujours la compréhension des œuvres avec l’engagement de sa personne, produisant protagonisme dans l’époque.
Laquelle sommes-nous en train de vivre ? Peut-être l’une des plus lourdes, des plus graves, des plus inquiétantes, depuis les horreurs absolues de la moitié du vingtième siècle. Est-ce abuser de projection, que d’aller écouter Thomas Bernhard, en se souvenant que son inextinguible colère trouvait sa source première dans la lâcheté morale de la société autrichienne, satisfaite de pratiquer l’amnésie sélective à propos de son implication dans le triomphe du nazisme ? Quand on va au théâtre aujourd’hui, ce n’est pas qu’on va en manif, pas qu’on en attende une efficacité militante. Mais une résonance.
Aucun débordement incontrôlable
Entrer dans la salle de théâtre, c’est visiter un endroit très particulier du monde. Pour autant, ce n’est pas se séparer de celui-ci. Nicolas Bouchaud explique volontiers que la relation entre la scène et la salle est au cœur du dispositif en jeu (et de jeu). Il y excelle. Mais faut-il ne chercher là qu’un enjeu d’excellence ; une garantie de confort en définitive, pour une sortie au théâtre “bien sous tout rapport” ? A un moment de la représentation de Maîtres anciens, le comédien choisit une personne dans le public, et l’invite à le rejoindre sur scène. Il nous confie que dans ce moment de quête d’une intensification du dialogue, il ne « s’est jamais produit aucun débordement incontrôlable ». N’est-ce pas cela qui est finalement inquiétant ?
A la somnolence, opposons ceci, que nous dit Thomas Bernhard : « Toute notre vie, nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens, et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu’ils ne remplissent pas leur office au moment décisif ». Nul doute, au moins, que nous nous trouvons à un moment décisif. Où la question se pose de ne pas faire de Thomas Bernhard lui-même un nouveau maître ancien.
(*) Dans l’après-midi de samedi, en préparation de la pièce La loi du marcheur programmée cette fin de semaine, qui évoque le grand critique de cinéma Serge Daney, la même association des spectateurs invitait à voir ou revoir “A bout de souffle”, film par lequel en 1959, le cinéaste Jean-Luc Godard posait acte fondateur de la Nouvelle vague au cinéma. On a été étonné de constater heureusement que de manière peu attendue, l’une des grandes salles du Diagonal, retenue pour cette projection, s’est très copieusement remplie, d’un public de tous âges.
Nicolas Bouchaud est encore à l’affiche des 13 Vents, cette semaine, avec “La loi du marcheur”, à partir d’un entretien avec le critique de cinéma Serge Daney, les 16, 17, 18 janvier. Le samedi 20, une après-midi “Qui vive” conçue par Nicolas Bouchaud accueillera le philosophe Jacques Rancière. En savoir +.