Unique centre d’art de quartier prioritaire en France, le Centre d’art contemporain de Nîmes -CACN- mène un combat acharné pour la culture dans la plus grande solitude à Pissevin. C’est dans cette ZUP, l’une des plus pauvres de France, qu’un enfant de 10 ans était tué par une balle perdue l’été dernier. Rencontre avec son directeur Bertrand Riou et Christelle Mélen, chargée des publics.
Est-ce que ça craint d’aller à Pissevin ? Au téléphone, le directeur du CACN a précisé qu’il y avait des places de parking gratuites sans aborder d’autres questions. Il est toujours un peu question de ses propres représentations quand on travaille sur ces quartiers. Mais une journaliste de M6 y a été agressée et il se dit que les personnes étrangères sont interpellées par les dealers.
Les quartiers Nord de Nîmes
On est seulement à dix minutes du centre-ville. Du coup, on passe très vite de la Maison carrée à ce monde de béton, ses barres horizontales impressionnantes, cette désolation. A côté, la Paillade paraît souriante.
Pissevin est un des trois quartiers créés au cours des années 1960 à Nîmes -aux noms joliment sudistes : Pissevin, Chemin-Bas et Mas-de-Mingue- pour loger des populations issues de l’exode rural, des rapatriés d’Afrique du Nord, puis des travailleurs immigrés. À l’époque, cette nouvelle ville est attractive : les tours sont équipées du chauffage central et cernées d’espaces verts. C’est le “poumon” de Nîmes.
Aujourd’hui, c’est un quartier dégradé où l’on ne sort plus après 20h, où l’on parle tout bas, où 70% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Le projet considérable de requalification urbaine qui y est engagé -un des plus gros programmes ANRU de France avec 280 millions d’investissement-, tarde à éclore. Pour l’instant, on ne peut que se l’imaginer sous la forme d’une maquette dans un modeste local destiné à répondre aux questions des habitants. A la place du centre commercial Wagner, haut-lieu du trafic de drogue : il y aura un théâtre à ciel ouvert…
Un western urbain
On se croirait dans un western urbain : grands horizons bleutés avec un magnifique ciel grec au-dessus de la misère, un vent glacial soufflant sur les langues de béton, et quelque chose dans l’air comme si tout pouvait arriver à tout moment.
Passer rapidement, le pas pressé, sans trop de courage, devant la dalle Wagner… C’est l’épicentre de Pissevin, et sa lugubre galerie marchande d’où la plupart des commerçants ont fui.
Mais la bande-son a changé : d’habitude, on entend les “Ara ! Ara !” (“attention“, en arabe) poussés par les “choufs”, les guetteurs, qui surveillent cette “centrale d’achat” de la drogue qu’est devenu Pissevin, miné par les conflits entre bandes qui tiennent le quartier, Kalach à la main. Ils ne sont plus là, laissant vides les vieux fauteuils ou les chaises déglinguées sur lesquels ils passent leur journée. Et derrière eux, un silence lourd.
Le quartier est bouclé. Les fourgons de la Police nationale et de la Gendarmerie mobile -et même la célèbre unité d’élite, la CRS8 de Marseille- et des dizaines d’hommes avec gilet pare-balles et armes lourdes patrouillent. Trois semaines avant, dans la nuit du 21 au 22 août, un enfant de 10 ans, d’origine mahoraise, est mort lors d’une fusillade. Toute la France a parlé de Pissevin. Les habitants en ont eu marre à la fin, de raconter toujours la même chose aux nombreux médias venus dans le quartier, l’histoire de la ZUP, la peur etc…
“Le centre d’art à Pissevin n’a aucun effet”
C’est un “droit de réponse” sur Facebook qui a déclenché cet article. Celui de Bertrand Riou, le directeur du CACN, indigné des propos dans La Gazette de Nîmes (du 31 août) tenus par Catherine Bernié-Boissard, universitaire, géographe : “La ville a relogé le centre d’art à Pissevin mais cela n’a aucun effet car cela a été fait sans discuter avec les acteurs du quartier“.
Le genre de petites phrases qui font mal à Bertrand Riou, qui reçoit LOKKO, dont il est un lecteur assidu, avec l’envie manifeste d’en parler. C’est toujours quelque chose de rencontrer ce genre de téméraires de la culture, aux avant-postes. D’auto-missionnés courageux : le centre d’art (1) est une initiative privée de Bertrand Riou, qui a écrit un mémoire sur les centres d’art en France, et fut galeriste à Londres, et deux amis : Fabien Garcin, du service culturel du Carré d’art, et Fani Morières, graphiste basée à Londres.
On y accède par un porche repeint par des street-artistes (ici, Jimmy Richer). Et là : surprise. Un bâtiment austère, un ancien centre médico-social, aux couloirs interminables, pleins de petites pièces et non pas ce genre de centre d’art avec un vaste espace d’exposition immaculé. Au rez-de-chaussée, les salles d’exposition, à l’étage, des ateliers pour artistes.
“Instrumentaliser la mort de Fayed est insupportable”
Bertrand Riou est du genre à répondre aux questions avant qu’elles soient posées. Débit rapide, passion intacte même si le doute affleure. Tout en utopie raisonnable. “Instrumentaliser la mort du jeune Fayed est insupportable, c’est d’une violence inouïe. Il avait traversé les portes du centre d’art pour une visite suivie d’un atelier avec sa classe” explique-t-il.
Le CACN a été inauguré en 2017 au sein d’une ancienne ferronnerie du quartier Montcalm-République, proche du centre-ville de Nîmes. Après une période d’itinérance en 2020, les activités du centre d’art migrent en 2021 à Pissevin. Là, commence un combat plus âpre que prévu. Le jour du rendez-vous, le 12 septembre, les chauffeurs des transports en commun s’étaient mis en grève, refusant d’amener les bus de la ligne T2 jusqu’à Pissevin. La même semaine, les écoles du quartier déclenchaient un plan d’urgence et confinaient les enfants dans les classes suite à une suspicion de tir. “Se faire pilonner dans la presse par des personnes qui ne sont jamais venues sur place voir le travail qui y est fait 5 à 6 jours par semaine toute l’année ! Nous sommes submergés par les visiteurs. Il y a 1 à 3 groupes par jour.” Le centre a comptabilisé 8200 visiteurs annuels.
“Je veux rester à Pissevin”
Depuis que la médiathèque a fermé (les dealers se postaient sur son toit pour leur surveillance), le CACN est le seul établissement culturel dans le quartier Pissevin-Valdegour, qui n’a ni théâtre, ni cinéma. C’est aussi le seul centre d’art en quartier prioritaire en France (QPV). “Notre structure, dans un quartier qui a la taille de certaines villes de France, est unique… Et s’il fallait encore prouver notre engagement, je dirais que, même si on m’offrait un hôtel particulier pour installer le centre d’art, je n’irai pas. Je veux rester à Pissevin“.
Un endroit en paix, au calme
Bertrand Riou parle de son CACN comme d’un havre : “un endroit en paix, au calme dans un quartier anxiogène“. Un espace d’extraction sociale, propice au silence, à l’écoute. Même si le CACN est un centre d’art comme les autres, qui soutient et produit les artistes, et accueillera une exposition dans le cadre de la nouvelle Triennale d’art contemporain de Nîmes (2), sa “mission principale, c’est la médiation. C’est notre raison d’être“. De la maternelle au lycée, les enfants y suivent des ateliers, apprennent à regarder, à dessiner, à peindre. Des bénéficiaires de dispositifs de retour à l’emploi, tous ceux qu’on appelle les publics “empêchés” s’y inscrivent aussi. Parfois simplement sont organisés des goûters.
“On se sent seuls”
“C’est passionnant mais on s’épuise. Ce sont des quartiers abandonnés. On hurle pour se faire entendre. On se sent seuls” déplore Bertrand Riou, qui paraît plutôt en bons termes avec la municipalité et son ajointe à la culture, l’architecte Sophie Roulle.
Les enfants motivent leurs parents à venir voir les expositions dont les thématiques sont contrôlées : “pas trop crues, trop sexuelles” précise Bertrand Riou en évoquant l’importante communauté musulmane du quartier. Mais c’est un autre sujet…
Entre ce premier contact et le deuxième rendez-vous en novembre à Pissevin pour voir Christelle Mélen, chargée des publics, les choses ne se sont pas arrangées. Il y a eu des arrestations, encore des coups de feu, et encore des appels au secours des habitants. Le 24 novembre, un jeune homme de 27 ans a perdu la vie après avoir été frappé à coups de couteau, dans la galerie Wagner.
Christelle, même profil. Aiguë et tenace dans sa mission, sans forfanterie. Ancienne marionnettiste, elle est devenue la figure de la médiation dans le quartier. Un gage d’authenticité : elle habite Valdegour, un quartier voisin, également “sensible”. Elle décline toutes les formules proposées qui tentent, toutes, d’accrocher l’intérêt des enfants comme le compte du centre d’art sur Tik Tok ou la visite en mode escape-game ou encore des ateliers en bas des immeubles. “Quand on échange sur nos pratiques avec mes collègues du MOCO à Montpellier, également chargées des publics, je me dis que je ne fais pas tout à fait le même métier !” s’amuse Christelle qui a travaillé aussi à la Paillade. Pissevin, c’est à part. A la Poste, le conseiller financier se fait souvent écrivain public pour des mamans qui ne parlent pas notre langue.
“Il faut aller chercher les enfants sinon ils ne viennent pas”
Ce qu’on comprend en l’écoutant, c’est une forme de sur-adaptation permanente et de recherche permanente de projets, principalement centrés sur la pratique, sur ce qui est manuel. “Le quartier, ça ne me fait pas peur mais y animer un centre d’art est un défi quand même énorme !“. Il faut “aller chercher les enfants, les parents aussi, sinon ils ne viennent pas“. Ils pensent que “ce n’est pas pour eux“.
Cet après-midi là, ce sont des enfants comme les autres qui manipulent de la tarlatane de coton, le cœur léger. Babillage, jeux et rires comme dans n’importe quel atelier pour enfants. On ne sait rien de leurs vies. Il y a juste ce gamin qui doit être consolé : il pleure parce que sa mère ne lui a pas donné à manger de la journée.
Dans ce quartier difficile, le CACN, devenu une référence au plan national, n’a jamais été vandalisé, ni tagué. Aucun vol depuis 2 ans. Rien au moment des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre, en juin dernier. Protégé par les habitants de la maudite ZUP, un refuge pour l’enfance et l’imaginaire, respecté.
(1) Le CACN – Centre d’Art Contemporain de Nîmes est une association, loi 1901, soutenue par la Ville de Nîmes, Nîmes Métropole, le Département du Gard, le Conseil Régional Occitanie et la direction régionale des affaires culturelles, Drac Occitanie. Son budget est de 150 000 euros par an.
-Actuellement :
EXPOSITION PERSONNELLE DE SAMIR MOUGAS. Commissaire de l’exposition : Bertrand Riou. Critique d’art invité : Guilhem Monceaux, jusqu’au 24 février 2024.
Pour les visites thématiques, à destinations des scolaires notamment : servicedespublics@cacncentredart.com ou 09 83 08 37 44 / 06 59 93 21 22
-Prochainement :
(2) Exposition collective Channel, dans le cadre de la nouvelle Triennale “Contemporaine” de Nîmes en partenariat avec Figure Figure, revue des artistes émergents. Du 5 avril au 27 juillet 2024.
CACN : 4 place Roger Bastide 30900 Nîmes. Ouvert du mardi au samedi de 11h à 18h. Entrée libre.