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Zadie Smith : le magnifique portrait d’une femme libre de Londres à Kingston

“L’imposture”, le nouveau roman de la star des lettres britannique raconte le combat de Eliza Touchet, femme libre et abolitionniste qui se confronte au passé brutal de l’Angleterre victorienne. Une fresque historique imposante, considérée comme l’un des 10 meilleurs livres de 2023 de la Book Review du New York Times.

Zadie Smith est l’auteur-e “contre identitaire” par excellence, bien qu’on la présente paradoxalement comme l’écrivaine des identités. Autant dire qu’elle est à contre-courant et quelque peu condamnée à l’incompréhension, fort heureusement point à l’insuccès. Elle-même métisse (elle détesterait qu’on le rappelle ici), elle développe une littérature “post raciale”. Mais le fonds de l’affaire est qu’elle tourne autour d’une seule grande idée : la liberté, comme conquête, qu’elle aborde sur le versant de l’intime, sans jamais en négliger son contexte social. Dans ses romans, elle dépeint des personnages saisis entre leurs racines souvent complexes (y compris en termes de trajectoires de classe, ce qu’elle ne met jamais de côté, dans une perspective qu’on dit “intersectionnelle (1)”), l’attachement à ce que l’on est d’indéniable, et le désir d’individuation. Le tableau de la mixité n’est jamais irénique dans ses romans : la mixité, y est disons, un destin problématique comme un autre. Il n’y a pas plus de facilité dans le métissage que dans l’univoque.  Ce qui anime la narration de Zadie Smith, c’est le personnage en quête de liberté.

Un regard fractal, très moderne

Cette fois-ci, avec “L’imposture», cette quête s’incarne dans un passé brillamment reconstitué, le 19eme siècle. Précisément en Mrs Touchet, femme engagée de l’époque victorienne, protagoniste imaginaire évoluant au milieu de figures de l’époques, comme Dickens. Si Zadie Smith situe son intrigue à l’époque victorienne, elle n’écrit pas du tout un roman victorien, loin s’en faut, elle se moque du graisseux ragout de ces romans. A l’époque, elle applique plutôt un regard fractal, très moderne, percutant. Une succession de tous petits chapitres, jouant avec la mémoire et le temps, défiant la linéarité classique. Elle démonte en réalité le roman victorien. Les descriptions ne sont jamais gratuites, sont utiles qu’en leur écho avec l’essentiel, le flux de pensée, comme chez sa grande inspiratrice Virginia Woolf.

Comme souvent chez Smith, Mrs Touchet vit dans une famille atypique. Veuve, elle loge, et assure une position centrale, chez son cousin, un auteur prolifique oublié et très moyen, avec lequel elle a pu développer plus jeune des relations hors convenance. Il y a là aussi la nouvelle femme de l’écrivain, ancienne domestique, et les filles d’un premier mariage, ainsi que la petite dernière. Ce climat permet à Zadie Smith de se promener dans les méandres qu’elle affectionne : les entrelacements et les contradictions entre capital culturel et capital social.

Le procès de l’esclavage en Jamaïque 

Mrs Touchet est ce qu’on peut appeler une “femme consciente”. Elle est révoltée par l’espionnage à la Jamaïque. C’est en s’intéressant à un procès grandiloquent et loufoque qui passionna l’Angleterre, qu’elle elle va en découvrir un aspect plus incarné, moins “idéaliste bourgeois”, pourrait-on dire. C’est l’aspect le plus fort du roman, servi par l’écriture incisive de Mrs Smith. Les chapitres décrivant l’esclavage en Jamaïque, saisi depuis l’intimité, suffisent à justifier la lecture.

Dans ce procès d’ “imposture” d’alors, je n’ai pu m’empêcher de songer à l’affaire OJ Simpson, une affaire qui condense bien des préoccupations de Smith. Un homme veut grossièrement passer pour un aristocrate égaré lors d’une expédition, pour en revendiquer l’héritage. A l’évidence, c’est un escroc, mais le petit peuple anglais le soutient massivement, car il devient le symbole de la dureté de la justice envers les petites gens. Alors, comme pour OJ Simpson (je persiste à penser que c’est la “clé” du roman), chacun va négliger de la vérité, pour transformer le procès en cause.

Le procès devient ainsi symptôme et exutoire des luttes sociales, et les grands principes de “la justice”, volent en éclat. Les noirs niaient à tort toutes les preuves contre OJ, et un siècle auparavant les partisans de l’accusé en procédèrent de mêmes. Les faits n’ont point d’importance, seule l’identification compte. Mrs Touchet, femme libre, marche sur un fil entre les deux camps. Elle sait l’accusé charlatan, mais elle comprend le point de vue du peuple, et surtout d’un certain Bogle, ancien esclave jamaïcain, affranchi et promu, par l’artistocrate disparu. Le témoin Bogle soutient l’accusé contre vents et marées. Lui aussi ne prête pas attention aux preuves, mais voilà ; il est simplement loyal. A quoi ? C’est l’énigme du roman. Peut-être à la seule idée que son libérateur ait pu revenir vivant. Les rêves et les idées sont plus réelles que le réel, et il vaut, selon Mrs Touchet et ses semblables, vivre pour des convictions, en dépit de tout.

C’est à une génération militante pour la liberté, pionnière et coincée dans l’Angleterre victorienne, que Zadie Smith rend ici un très émouvant hommage.

Zadie Smith, “L’imposture”, trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Laetitia Devaux, Gallimard, 2024.

(1) Une notion moquée, justement parce ce qu’on ne veut pas savoir ce qu’elle signifie. A savoir que l’on peut “être ceci” mais aussi “cela”, et que les schémas de domination ne sont pas aussi simple que les vendeurs de politique ou de rente victimaire le disent.

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