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Avoir 20 ans en Roumanie et des rêves de théâtre

Filmés en 2010 puis dix ans plus tard, des actrices et acteurs témoignent de ce que ça veut dire être jeune en Roumanie et avoir choisi une carrière dans le théâtre. “Artist Parcours 2023”, le documentaire de Roxane Borgna et Laurent Rojol, est diffusé le lundi 20 novembre à la Vignette. Des utopies aux désillusions.

Timisoara est une jolie ville où se superposent très visiblement plusieurs couches d’histoire. Des façades décrépies, des maisons abandonnées, des vieilles femmes à foulard venues de la campagne vendre leurs légumes au marché pour faire le brotsch, le fameux potage, et la redoutable eau de vie (țuică), un tram vieillot… et des bars branchés, un centre-ville baroque fraîchement rénové aux façades colorées.

Vieux fond post-soviétique et modernité le pied sur l’accélérateur : la “petite Vienne” roumaine se gentrifie -un phénomène qui angoisse certains habitants- encore davantage avec son statut de Capitale européenne de la culture 2023. Il y a la queue pour l’expo Brancusi, fils du pays, sur la vaste place Uniri.

C’est à Timisoara que se termine la tournée de promotion du film “Artist Parcours 2023”. La projection a lieu dans le petit théâtre indépendant “Basca” de la passionnée Ana. Elle est sur la photo aux côtés du réalisateur montpelliérain Laurent Rojol, vieux complice de Roxane Borgna (relire l’article consacré au féminisme palestinien). Un débat suivra sur le statut de l’artiste en Roumanie.

Le documentaire démarre par des larmes. Revoir dix ans après le premier film où ils parlent de leurs rêves leur fait un choc. Des images qui datent de 2010. Ils ont alors 20 ans. Roxane Borgna (photo ci-dessous) a interrogé un groupe de 10 acteurs roumains qu’elle a rencontrés, quatre ans avant, à l’occasion d’un spectacle qu’elle a mis en scène à l’Université des Arts de la ville de Iasi, deuxième ville du pays après Bucarest. Treize ans plus tard, on les retrouve, filmés à travers toute la Roumanie dans des villes différentes (Bucarest Timisoara, Cluj, Iasi et la Mer Noire). La Roumanie des villes et la Roumanie des champs.

Passée derrière la caméra, ancienne actrice de la troupe du Centre dramatique national de Montpellier du temps de Jean-Claude Fall, Roxane Borgna a une longue histoire personnelle avec ce pays dont elle parle couramment la langue. On la sent chez elle. “Ce film c’est une manière de prolonger mon cheminement artistique avec le groupe. J’ai aussi grandi de mon côté. Depuis 10 ans au théâtre, je travaille sur l’entrelacement de l’écriture cinématographique et de l’écriture théâtrale. Je m’intéresse à une matière brute que j’organise artistiquement. Un désir de capter une vérité moins apprêtée. La relation que j’ai avec les acteurs me permet de ne pas être intrusive mais aimante. La caméra accompagne chacun dans son quotidien et l’artiste ne joue aucun autre rôle que le sien”.

Alisa, Ana, Andréea, Cristina, Iona, sont respectivement actrice et modèle pour photographes à Bucarest, actrice et metteuse en scène indépendante à Timisoara, comédienne au Théâtre National de Iasi, manager culturelle, enfin chanteuse dans le groupe pop Fine is pink.

Claudiu, Doru, Laurentiu, Silviu et Vlad, sont acteur au théâtre national de marionnette Luceafarul, directeur d’un théâtre indépendant, directeur d’une compagnie de théâtre de marionnette, dentiste, et directeur d’un festival de formation pour les artistes à Corbu Verde sur la Mer Noire.

Ils sont la première génération qui n’a pas connu Ceaucescu, le dictateur à la chapka, exécuté en 1989 après une révolte populaire qui a démarré à Timisoara. Ils ont grandi dans une Roumanie qui a mis du temps à émerger de la glaciation communiste. Un peu avant 2000, on prenait encore des trains à vapeur. L’avortement a longtemps été interdit et la société reste patriarcale (sur la photo, les deux amies Ana et Cristina, devenue manager culturelle, apparaissant dans le film).

Au début de leur carrière, il y a eu pas mal de précarité, “de soupes instantanées”. On sent les rêves forts mais mesurés d’une jeunesse qui s’est construite sur des cendres encore chaudes (“je ne fais pas confiance à ma génération“). Parfois, “cela ne s’est pas toujours passé” comme ils le voulaient, l’un d’entre eux a fini par se faire embaucher chez Amazon, plusieurs sont restés précaires. Leur courage, leur dignité sont poignants.

Ana, le théâtre la “brûle à l’intérieur, ça me consume et ça me fait me relever de nouveau. Je suis associée à un auteur et avec un autre acteur nous avons pris un local et nous faisons du théâtre avec tous les publics. Les migrants, les enfants roms, ceux qui n’iraient jamais au théâtre dans l’institution”.

La désillusion paraît l’emporter. Alisa rêve d’Italie : “J’ai eu beaucoup d’expériences décevantes et douloureuses. J’espère toujours jouer ce que je veux, j’espère toujours. Mais depuis deux ans, je pense à quitter la Roumanie. Le manque d’empathie des gens m’a choquée pendant toutes ces années. Je n’ai pas trouvé ma place à Bucarest”. Malgré sa “chance” d’être salariée du Théâtre National de Iași, Andréea regrette, quant à elle, “d’avoir fait trop de compromis, je n’ai pas respecté mes désirs”.

“Autre chose qu’un pauvre acteur”

Heureux lui aussi dans son théâtre de marionnettes, Claudiu n’a pourtant “pas encore” réalisé son propre spectacle, “où j’aurais quelque chose à dire“. Doru a fondé une troupe de théâtre indépendant qui marche bien mais sans “aucun soutien, aucune reconnaissance, ni des autorités, ni de la profession“. Ionaa, elle, s’est tournée vers la musique : “la meilleure des choses qui me soit arrivée“. Quant à Silviu, il a “beaucoup travaillé pour être autre chose qu’un pauvre acteur“. C’est lui qui est devenu dentiste.

Un documentaire passionnant depuis un autre monde : les artistes roumains n’ont pas de privilèges à la française, ils vivent dans un espace d’une complexité linguistique folle au carrefour des cultures slaves, orientales, occidentales et byzantines, ils théorisent avec peut-être un peu plus d’acuité l’emprise du capitalisme sur l’art, et pourtant, tant de similitudes.

“Artist Parcours 2023”, un documentaire de Roxane Borgna et Laurent Rojol, lundi 20 novembre à 18h à La Vignette. Entrée libre.
À l’issue de la projection, rencontre et débat avec Guillaume Cot, enseignant-chercheur à l’UPVM, et Ana Maria Ursu, une des artistes roumaines du film.

Rens, ici

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