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“MADAM”, grand geste théâtral intersectionnel

Sept heures de représentation, pour six épisodes qui s’enchaînent : ce samedi au Théâtre Jean-Claude Carrière, la metteuse en scène montpelliéraine Hélène Soulié révèle un théâtre à la hauteur du nouveau langage que fonde le féminisme, dans ses développements les plus actuels.

 

Il vaut mieux le savoir. Et même s’en réjouir. Montpellier tient toute sa place sur le front des nouveaux mouvements féministes. Cela se mesure à la diversité des collectifs qui s’y investissent, et leur capacité de mobilisation dans la rue. Cela se vérifie quand le cas montpelliérain est mis en exergue par la vague de dénonciation des conditions d’accueil des plaintes de femmes dans les commissariats de police ; ou encore dans le tout récent raz-de-marée des signalements via le hashtag #balancetonbar.

 

Une poignée de spectateurs

En comparaison de quoi, on faisait grise mine mercredi soir, 8 décembre, au Théâtre Jean-Claude Carrière, en constatant que sa vaste salle n’accueillait qu’une pathétique poignée de spectateur.ices pour la première des quatre rendez-vous avec la pièce “Madam” d’Hélène Soulié. En effet, cette réalisation théâtrale géante se nourrit entièrement d’une exploration des courants de pensée et des pratiques liés au nouveau féminisme. Dans le contexte montpelliérain qu’on vient d’évoquer, on attendrait de la ferveur aux guichets. Et on se dit que décidément quelque chose cloche, dans le lien entre l’art et le monde – du moins un certain mode d’accès à l’art – alors que “Madam” découle pourtant d’un effort immense d’arrachement aux conventions. On va le voir.

Puis jeudi, une nouvelle soirée de ce cycle était proposée. À chaque fois deux épisodes sont au programme, pour déboucher ce samedi 11 décembre par un grand final en intégrale montrant six épisodes enchaînés : sept heures de représentations, dès le milieu d’après-midi. Ce jeudi donc, la salle était bien mieux garnie que la veille. Mais aux trois quarts d’un public scolaire. Bêtement, on râlait encore, tant ce mode de remplissage peut tenir du subterfuge, qui consiste à convoquer un public captif. On le craignait comme ça. Or on avait tort. Totalement tort. Fort heureusement. Captif ou pas, ce public adolescent s’est montré formidablement réceptif, et sans doute émoustillé par la vibrante réhabilitation des pouvoirs excitants du clitoris, en quoi consiste l’un des deux épisodes montrés ce soir-là (ci-dessous Marion Coutarel).

Un impressionnant travail

Cette bonne humeur et cette intelligence générale réjouissaient d’autant plus que “Madam” n’est en rien du théâtre facile. On l’aura perçu comme un impressionnant travail d’excavation, ignorant les attentes convenues de la représentation théâtrale conventionnelle. Cela se présente souvent aux limites de la conférence savante, parfois aride. Ses exposés très théoriques, monologuant ou dialoguant, ne se compensent qu’en partie par les segments plus franchement théâtraux, car ceux-ci restent alors strictement solistes.

Or peu à peu, cela prend la tournure d’une immense construction, où chaque propos isolé s’articule aux autres pour résonner en grand mouvement collectif d’époque. Une magnifique orchestration des lumières transporte cet ensemble. Les forces réactionnaires, les paranoïaques du wokisme et de l’intersectionnalité, les invalides de l’écriture inclusive, ne s’y trompent peut-être pas : c’est un nouveau langage qui est en train d’émerger, une nouvelle considération générale du monde, qui ébranle les fondements de l’ancien, à travers les nouvelles formes du féminisme.

 

Puissamment révolutionnaire

Les questions qui y sont liées touchent à l’intégralité des êtres, en esprit, mais aussi en corps, jusqu’au plus intime. On y saisit en quoi les constructions culturelles, les désignations pures, configurent les réalités vécues, et produisent les corps. C’est extrêmement profond, c’est puissamment révolutionnaire, peut-être plus que ce qu’aura pu le matérialisme marxiste ébranlant le monde, avec ses déterminants seulement sociaux de l’exploitation.

Au théâtre de “Madam”, on prend le temps d’écouter les développements de la pensée. On n’est pas au talk-show. On articule plus que des posts et des tweets. Ça en paraît un luxe de respect rendu à l’intelligence. Au cours des deux soirées qu’on a suivies, l’histoire des droits à l’avortement et à la contraception depuis 1968, la longue histoire de la domination masculine dans la grammaire (et l’art actuel d’en sortir), la compréhension politique des libertés ou du contrôle des corps jouissant via les clitoris, l’intersectionnalité entre domination coloniale et de genre, ont été patiemment exposées, par des chercheuses, des universitaires activistes de la critique en sciences sociales, invitées sur le plateau. À ce jeu, il est jusqu’au pronom “iel” pour relever d’un débat simplement raisonnable, entre le monde qui avance et le monde qui se bloque.

Ces éclairages savants s’intercalent en contre-partie de performances plus directement théâtrales.  Les textes alors interprétés découlent de la même démarche générale de la metteuse en scène. Des années durant, Hélène Soulié est partie à la découverte, certes de références théoriques, mais aussi de pratiques, d’engagements, de luttes, où mesurer ce que ce féminisme fait au monde. La démarche est documentaire, qui traduit de façon littéraire aussi, de purs témoignages de vie. Cela va des explorations cyborg toutes moussues, que livre une Claire Engel plutôt impayable (ci-dessus), à l’énergie proprement existentielle d’une scoreuse du basket féminin des championnes de Lattes-Montpellier, consumée par Lymia Vitte (ci-dessous).

Théorie ? Ou théâtre ? Conférence ? Ou jeu d’actrice ? Même la fragilité de ces assignations mérite d’être questionnée, en toute fluidité queer. Et c’est avec un culot monstre qu’Hélène Soulié place en tête de sa grande série scénique, un témoignage quasi conférencier, recueilli dans la bouche d’une animatrice d’une association religieuse musulmane dédiée aux femmes. Ce personnage se présente voilée en scène, avec tout loisir de développer une longue démonstration.

 

Une Madam voilée en question

Ce n’est pas ici qu’on tranchera le débat qu’elle ouvre. Peut-on estimer, comme elle, que le féminisme se suffise d’affirmer le libre choix du port du voile par des femmes devenues pleinement autonomes dans la maîtrise de leur culture religieuse (et dérangeant par là leur milieu) ? N’est-ce pas faire l’impasse sur ce que signifie, tout de même, culturellement ce voile, quant à un ordre général de domination masculine sur le régime du désir ? On se focalisera ailleurs. On se focalisera sur le caractère presque inouï qu’il y a à écouter intégralement développé un discours articulé à ce propos, quand des interjections, des anathèmes, des amalgames, suffisent généralement à résumer (on n’ose dire exprimer) ce qu’on croit en penser.

À cet instant, le malaise est palpable dans la salle, où ne manquent pas les esprits universalistes vainqueurs français, pétris de républicanisme (en fait souchien ?) et de laïcité (en fait punitive ?). Qui peut s’arroger le droit de décider ce qui est féministe ou pas, dans une pratique qui lui est étrangère, de populations en position dominée ? Impossible d’esquiver ces remises en cause.

Décidément, le féminisme est un océan (tempêtes comprises), un peu comme l’Islam qui est à cet instant évoqué. Mais il est fréquent de le voir réduit à la flaque du seul accord du participe passé (ou de la seule question du voile chez les musulmanes). Les brèches qu’ouvre Hélène Soulié agacent toute tranquillité.

MADAM L’INTÉGRALE le 11 décembre à 16h, au théâtre Jean-Claude Carrière à Montpellier (Domaine d’O). De 12€ à 24€.

Photos Marie Clauzade.

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